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Séville 1er mai 2017 se taire

Cette année est celle du 70ème anniversaire de la mort de Manolete (le 29 août 1947, tué comme chacun sait dans les arènes de Linares par Islero, un toro de Miura), et le 100ème de sa naissance (le 4 juillet 1917 à Cordoue, dans une famille de toreros).
On ne remerciera jamais assez les personnages historiques qui ont le bon goût de mourir pour l'anniversaire de leur naissance.

Jusqu'à la fin de l'été prochain, dans toutes les arènes d'Espagne et peut-être d'ailleurs, on observera, à l'issue du paseo, une officielle minute de silence. Puis on fera résonner les notes de "Manolete", le célèbre paso-doble de Pedro Orozco Gonzalez. Mais d'abord le silence, pour rendre hommage au 4ème Calife de Cordoue, au torero de l'immédiate après-guerre qui en a personnalisé et mis en scène toutes les douleurs. Silence. Immobiles pour Manolete, c'est le moins qu'on puisse faire. Sa tauromachie était toute entière marquée de ce sceau. Immobile après des décennies de cavalcades devant les toros. IMG_6278Immobile devant le danger. Immobile devant le souvenir, comme on se fige aux pieds d'un monument aux morts. Manolete était le fantôme gris de cette extrême déchirure qui avait pendant quatre ans rompue les familles et les villages, cette guerre qui avait jeté les frères contre les frères. Manolete surgit dans cette Espagne en cendres, le visage barré d'une cicatrice qui disait tout.

Il est donc désormais entendu que, pour rendre hommage, on fait silence. Le silence de toutes les occasions d'importance ("Tout d'un coup, on fait silence, on fait silence, ah que se passe-t-il ? Plus de cris, c'est l'instant, le toro s'élance hors du toril" Carmen, Acte II). Le mieux, souvent, c'est de se taire... Et pourtant la tauromachie fait parler. A Séville, pendant la féria, on ne compte plus les "tertulias", ces rassemblements d'avisés qui discourent à l'infini sur les toros de la veille et ceux du lendemain. Avant, ces disputes interminables sur les qualités des toros sortis en piste et des toreros qui les ont affrontés étaient réservées aux peñas taurines. A la sortie des corridas, les aficionados remâchaient dans un cercle bruyant leur mauvaise foi passionnée, pour se faire remarquer, ou éviter un retour trop précoce à la maison. Aujourd'hui, ça se passe à la mi-journée, dans les salons de luxueux hôtels, et chacun - jeunes toreros en plan média ou journalistes rabâcheurs - vient marquer son territoire. Parfois c'est intéressant (comme les débats du Vinci, où l'on parla samedi des encastes sauvés de l'oubli, et où ce matin on s'angoissa sur l'évaporation du public, considéré comme une rarissime espèce de tortue vernaculaire en voie de disparition). Mais le plus souvent, c'est consternant de vacuité et d'autosatisfaction. Et on se dit que, décidément, se taire, de temps en temps, est une belle idée.

Le 29 août 1947, Manolete était annoncé dans les arènes d'Almeria. Il mourut à l'aube de ce même jour, après le coup de corne reçu la veille, et qui lui transperça la fémorale. Et a la cinco de la tarde, sur le sable des arènes où on l'attendait, Gitanillo de Triana, Juanito Belmonte et Parrita, qui le remplaçait, observèrent la première minute de silence à lui dédiée. Une minute lourde et sans un souffle comme celles, soixante dix ans plus tard, que nous respecterons cette année, ici et là... Cet après-midi, à 18h34, au bout du paséo, les trois toreros, leurs hommes et leurs chevaux, s'immobilisèrent à la mémoire de Manolo Montoliú, mort en cette arène le 1er mai 1992 (voir l'actu du 30).

Donde su padre...
La tauromachie, on le sait, est une histoire de mémoire et de filiation. D'humanité, comme l'a souligné ce matin l'anthropologue Dominique Fournier dans la tertulia du Vinci. C'est aussi, hélas, ce qui étouffa aujourd'hui le sable ocre de la Maestranza. Francisco Rivera Ordoñez Paquirri, 43 ans, toréait là sa dernière corrida à Séville. Il avait choisi pour ses adieux un costume bleu roi, comme son père. Il alla attendre son premier toro à genoux à la porte du toril, comme son père. Il posa les banderilles, comme lui.
Son frère Cayetano accueillit lui aussi le troisième genoux en terre, a porta gayola. Père, fils, frère. La tauromachie est faite de mémoire entretenue, de transmission, d'honneur. C'est surtout pour ça que tant de monde la déteste dans ce monde où un gaulliste peut finir chez Le Pen pour un plat de lentilles.

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Avec les toros de Daniel Ruiz, on avait cette après-midi toutes les chances de retomber dans les ornières de la fade bravoure des corridas d'avant V.M. Dans le monde judéo-chrétien qui est le nôtre, on calcule en "avant" et "après" J.C.
Dans celui de cette Feria sévillane de 2017, on date toute chose avant V.M. et après V.M. Entendre : avant la corrida de samedi, celle de Victorino Martin, ou après.
Bref Daniel Ruiz, un des élevages préférés du Juli, relève plutôt de ce qu'on avait pu voir, hélas, avant V.M...
Des toros dont le danger vient de la faiblesse et de l'indécision, et surtout pas de la sauvagerie. On peut aussi se faire tuer par un de ces toros-là, ne jamais l'oublier. Mais la belle inquiétude qui court en piste est d'une moindre majesté.
Les trois premiers furent de cette eau tiède, sans goût et sans odeur.
Le quatrième était un toro plus décidé, plus allègre, que Paquirri se contenta hélas d'accompagner sans grâce particulière.
Au dernier, Cayetano offrit à son frère une de ces fêtes de famille impromptues dans lesquelles on est toujours à deux doigts de se sentir de trop. Quite spectaculaire avec jets de chaussures et de montera, brindis émouvant, début de faena à genoux comme quand on était petits à la maison : le public de la Maestranza, ravi d'être invité chez eux, manifesta bruyamment son enthousiasme. "Admirons nous dans la joie de ceux qui s'admirent". Vieille mécanique des serviteurs qui astiquent leurs propres chaînes... Séville s'est oubliée ce soir dans sa propre caricature. Devant tant de ridicule, on ne peut que... se taire.

Six toros de Daniel Ruiz pour :
Francisco Rivera Ordoñez Paquiri, bleu roi et or, saluts et oreille
Julian Lopez El Juli, rouge sang et or, saluts et silence
Cayetano Ordoñez, violet et or, silence et oreille