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Séville 3 mai 2017 bader

"Badaïre, faï toun cami, que l'houro paso..."
L'inscription était tracée à la craie, sur un des panneaux de bois qui protégeaient le chantier. C'était il y a quarante cinq ans, dans le village de ma grand mère, près de Béziers. Un voisin avait ouvert, sans l'autorisation de la mairie, une grande fenêtre dans l'ancien rempart du village. Et les gens se pressaient aux pieds de la muraille pour commenter le sacrilège. Alors le propriétaire, excédé, avait inscrit, au carbonate de calcium, cet anathème destiné à disperser la foule : "Badaïre, faï toun cami, que l'houro paso..." Badaud, poursuit ta route, car l'heure tourne...
J'ai toujours été du côté des badauds. Tout le monde sait qu'on n'a rien à craindre de quelqu'un qui prend son temps. Qui regarde vraiment, sans se contenter de voir.
Mais il faut bien reconnaître qu'à présent l'on croise hélas plus souvent, dans les arènes ou dans les rues, des photographes que de badaïres. Le fait de reproduire les images avant même de les regarder n'y est certainement pas étranger. À la seconde où l'on perçoit une image - une scène qui raconte quelque chose - on se précipite pour l'enregistrer, sans la regarder. On doit se dire qu'on la regardera plus tard. Du coup, on ne la regarde jamais. La mémoire numérique est une fausse mémoire, sans rigueur, sans logique.

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Un "promeneur curieux de tous les spectacles de la rue et qui s'attarde à les regarder", telle est selon le Larousse, la définition du badaud.
J'en veux un peu au Robert Historique qui fronce les sourcils, en rappelant que le mot est emprunté à l’ancien provençal badau, « niaiserie » (1130-1150), lui-même dérivé de badar, « bâiller » (XIIe s.), d’où « rester bouche bée, regarder d’un air ahuri en ouvrant la bouche ». Ça va, les gars, lâchez-nous ! Puisqu'on vous dit qu'on réfléchit...
Ainsi, le nez en l'air, est-on tombé hier par hasard, dans les ruelles derrière Campana, sur la maison où vécut le peintre sévillan José García y Ramos, et où il mourut le 2 avril 1912. On se fit la remarque : il y a 105 ans, jour pour jour. García y Ramos peintre de "nos traditions populaires", connu pour ses scènes de cabaret, ses sorties de théâtre dans le mauvais temps, et quelques topiques tauromachiques. Du coup, je suis allé rechercher dans la grande galerie d'internet ce tableau découvert il y a plusieurs années au Musée des Beaux-Arts dans une exposition costumbriste, et que je n'ai jamais oublié : un ivrogne au bar d'un tripot, défait avant la défaite, le manteau et le chapeau tombés au sol, une statue d'enfant Jésus sous le bras, empruntée où ? dans quelle dérive ? Vidant à gorge ouverte un dernier pot de vin. Titre du tableau : "Hasta verte, Cristo mio !..."

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Mon maître Ignacio Álvarez Vara, Barquerito, dont on peut suivre chaque jour les chroniques taurines savantes et poétiques (inscrivez-vous sur Facebook à la page "cronicas taurinas de Barquerito"), écrit aujourd'hui à propos des ramures de Séville, celles qui parsèment de nombreux tableaux de García y Ramos :
"Los jardineros franceses fueron los amos de Sevilla en el XIX y la llenaron de plátanos como los de París y tantas ciudades francesas del sur y el sudeste. Pero no se metieron en los patios de las casas ni de los palacios, donde se respetó la fusión de lo romano y lo árabe. La buganvilla, el geranio, el mirto, el jazmín, el ciprés. O eso creo. En primavera los prunos adquieren una coloración muy intensa. En la calle de San Bernardo vi el día primero de mayo uno que cegaba."
"Les jardiniers français furent les maîtres de Séville au XIXème siècle et la remplirent de platanes comme ceux de Paris et de tant de villes françaises du sud et du sud-est. Mais ils ne se risquèrent pas dans les cours des maisons et des palais, où l'on respectait le mélange du romain et de l'arabe. Le bougainvillier, Le géranium, la myrte, le jasmin et le cyprès. Au printemps, les pruniers prennent une coloration très intense. Dans la rue San Bernardo, j'en ai vu un, le premier mai, qui vous aveuglait"...
En voilà un qui sait regarder. Les toros et la vie.

La doxa moderne consiste pourtant à moins voir : et donc à regarder le monde à travers l'image de ce qu'on regarde ! C'est ce qu'on fait désormais, smartphone dressé entre la vie et soi. Parce qu'évidemment, on se trompe en confondant son regard et ce cadre que l'on pense choisir dans l'appareil à reproduire, à rabâcher. Appareil à oublier...

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Juan José Padilla ne se pose pas toutes ces questions : il n'a plus qu'un oeil, et il est bien obligé de s'en servir directement. De la même manière, il n'a qu'un style, fait de courage et d'allégresse, qu'un engagement, à corps offert, et il ne joue pas avec. Il offre. Il paye comptant, et les gens sont contents. La présidence lui nia l'oreille du premier, largement réclamée par le public. Il s'octroya donc une vuelta fêtée, ce qui ne doit presque rien à personne.
À son second, où il sortit d'entrée la bruyante panoplie de porta gayola et largas cambiadas de rodilla, de chicuelinas marchées et de derechazos à genoux, il imposa à tous son évidence brillante et peu sévillane. Mais pas à Anabel Moreno Muela, la présidente, qui resta de marbre, et supporta sans broncher une bronca majuscule. Grâce à elle, le chic sévillan était sauf, à défaut de la justice populaire...
El Fandi, lui, a ses deux yeux. Et il a tout de suite vu qu'avec Lotero, le second toro de Jandilla, il avait tiré un bon numéro. Il partagea les banderilles avec ses deux autres compagnons, pour un tercio brillant et spectaculaire. Trop ? Lotero accusa le coup, et se mit à trainer dans la muleta une lasse indécision.

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La blessure du Fandi

Au cinquième, l'ancien champion de ski de Grenade commença la faena à genoux et, dans la première passe, prit un "petit" coup de corne dans une de ses fameuses cuisses. Émotion. "No pasa nada", comme on dit quand c'est pas à vous que ça arrive. La tension resta tout au long d'un combat âpre plein de coups secs et de lancers de dagues. Pétition majoritaire mais là aussi, - l'estocade a recibir était basse - Anabel garda justement son mouchoir pour elle. Deuxième bronca. On aura de quoi discuter à l'apéro.

 

 

 

Manuel Escribano torée avec, assis sur son épaule, le torero qui, l'an dernier, sur ce même sable, gracia lors d'une formidable après-midi un toro de Victorino Martin. C'est sûrement très encombrant. En tous les cas, ça vous alourdit la marche. Un indulto dans la Maestranza, c'est un peu comme le prix Goncourt. Après, c'est très difficile d'écrire un autre livre.

Six toros de Jandilla - Vegahermosa pour :
Juan José Padilla, bleu nuit (23 h) et or, vuelta après forte pétition d'oreille aux deux
David Fandila El Fandi, bleu nuit (3 h du matin) et or, rares applaudissements et vuelta après forte pétition d'oreille
Manuel Escribano, bleu nuit (22 h30) et or, silence et rares applaudissements

Génétique : les trois martinets qui, chaque jour au sixième toro, se poursuivent en gueulant à la limite des aigus, comme des jeunes militantes de Civitas à leur première manif ! Chaque année, depuis combien de siècles ?...