chapitre 7

L'ombre et la lumière - chapitre sept

par BENJAMIN FERRET  /  illustration CHARLIE TASTET

 

La nuit était passée comme un soupir. Marianne Prigent avait laissé Mar, son lit et son domicile dans un même silence pesant. Sonnée par ce qui était arrivé au cours des heures précédentes, la procureure laissa à la photographe espagnole un mot manuscrit sur le comptoir de sa cuisine. Elle lui demandait de claquer la porte en sortant et lui laissait son numéro de téléphone portable. Elle lui disait de l’appeler, si elle le souhaitait. Ça l’arrangeait que ce moment se soit passé de la sorte. Depuis les premières heures de ce quatrième jour de la feria de Dax, de lourds nuages blancs s’étaient ancrés dans le ciel. Avec leurs formes rebondies, ils constituaient de nouveaux continents sur une mappemonde au fond d’azur. Une lumière diaphane douchait la ville en train de s’éveiller. La procureure le constata au travers des images des caméras qui filmaient divers lieux de la fête jugés stratégiques et encore déserts. Alignés et empilés les uns sur les autres, les écrans de télévision donnaient à cette pièce du commissariat de Dax – rebaptisée « PC Sécurité » pour cinq jours – l’apparence d’un rayon Hi-Fi de supermarché.

– On dirait qu’il n’y a que les boulangers qui travaillent ! Les bars ne sont pas encore ouverts, et les autres commerces ne rouvriront qu’une fois la feria finie, releva le commissaire.

Henri Lapeyre venait de faire son entrée dans la pièce où l’attendait la procureure. Sa tenue blanche, impeccable, distillait les effluves de lavande et de vanille de Pour un homme, de Caron. Rasé de frais, quelque chose sur son visage évoquait pourtant la négligence. Les traits marqués par le manque de sommeil, il semblait d’une humeur badine et tenait dans la main une bouteille de Perrier d’un litre grandement entamée :

– Il est quand même sacrément bien fichu ce système. Le zoom de la caméra est tellement puissant qu’on peut voir le verre d’un festayre et, à la couleur, savoir ce qu’il boit… Mais bon, pour tenir une feria, rien ne vaut l’eau qui pique. J’en bois deux litres, chaque matin, dès le réveil.

Le commissaire termina sa phrase en réduisant le volume de sa voix, sur le ton de la confidence, celui d’un secret que l’initié transmet au novice. Un autre jour, ce genre de digression aurait suffi à agacer Marianne Prigent. Là, elle se sentait lasse, molle. La fatigue coulait dans son corps tel le goutte-à-goutte d’une perfusion. Elle fit un effort pour arrêter de penser à Mar. Ce qu’elle lui avait dit, ce qu’elles avaient fait, tournait en boucle dans sa tête.

– Je vous remercie du conseil, commissaire. Je m’en souviendrai… Mais maintenant, puis-je savoir où on en est du dossier Adolfo de la Caseria ?

– Bien entendu… Enfin… C'est-à-dire que… On n’avance guère. Plus je parle à des gens, plus j’ai l’impression que tout le monde avait des raisons de lui en vouloir… Mais que personne n’osait s’y attaquer.

– Parmi ces personnes, l’une d’entre-elles l’a pourtant tué ! Il reste à trouver laquelle, commissaire... Et d’autant plus rapidement qu’il s’agit du beau-frère du ministre de l’Intérieur espagnol… Au plus haut niveau, on nous réclame des résultats !

– Quand la politique se mêle des affaires de la justice, ce n’est jamais bon signe. Et n’allez pas me faire croire que le ministre n’était pas au courant des agissements de son beau-frère.

– Je n’en sais rien, souffla la procureure. De mon côté, j’ai eu la confirmation que ce monsieur maîtrisait totalement la pratique des pots de vin. De l’argent, mais aussi des nuits d’hôtel, des restaurants... Le nouveau directeur des arènes de Valence lui aurait même offert des costumes sur mesure… Et si certains toreros commençaient à ne plus céder à son chantage, Adolfo de la Caseria continuait à mener grand train dans toutes les ferias.

– On me l’a raconté aussi… Et pas seulement qu’en feria !

Henri Lapeyre marqua une pause et but une grande gorgée d’eau de sa bouteille. Il sortit ensuite un carnet de notes de la poche arrière droite de son pantalon, chercha la page et lut à la procureure la liste des différents biens mobiliers de La Caseria. Pour ses journées sans corrida, le chroniqueur taurin avait le choix. Domicilié à Madrid, il possédait un appartement dans le quartier bourgeois de Salamanca, à quelques encablures du parc du Retiro. S’il avait hérité de son père d’une autre adresse à Malaga, avec vue sur la Méditerranée, Adolfo de la Caseria s’était offert au fil des ans un autre appartement à Santander et même une propriété avec finca et terres attenantes entre Séville et Badajoz.

– Sacré patrimoine. Difficile de croire qu’il a acquis tout cela avec son seul salaire de journaliste, jugea la procureure, avec une franchise jusqu’alors jamais entendue du commissaire.

– Notre homme est aussi trouble qu’un Ricard dans lequel on n’aurait pas servi assez d’eau !

La comparaison du policier laissa Marianne Prigent interloquée. L’enquête piétinait, ce qui n’était guère pour lui plaire. Il y avait aussi cette cocaïne, retrouvée sur les lieux du crime et dans le sang de la victime. Pourtant, cette drogue restait absente des témoignages recueillis. Même Mar était restée évasive sur ce produit – selon-elle – courant dans les narines du mundillo. Pour la magistrate, la poudre blanche demeurait pourtant un mobile de meurtre aussi plausible que l’exercice de maître chanteur auquel s’adonnait La Caseria. Une trace à suivre :

– Et le matador qu’on voit sur une photo en train de snifer de la coke… Comme s’appelle-t-il, déjà ? Juan de…

– Juan de Salamanca, compléta Henri Lapeyre. Il toréé à Dax cet après-midi en mano a mano avec Ginés Marin.

– Ça tombe bien. Allons lui rendre une petite visite.

Le commissaire sembla contrarié. La chose lui semblait compliquée, à quelques heures seulement de la corrida. Il essaya d’argumenter, tout en s’abstenant de parler de sa mi-journée gourmande annoncée au comptoir du Cercle taurin des jeunes aficionados.

– Ouf… Ça va être très difficile… Il est bientôt midi. Il doit être à son hôtel, en train de se concentrer… Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée. Notre visite va le perturber... Son entourage ne voudra jamais qu’on le dérange. Il vaudrait peut-être mieux attendre ce soir, la corrida passée.

– Commissaire, nous n’avons plus de temps à perdre, s’énerva Marianne Prigent. Il n’y a pas de matador qui tienne. Nous avons juste l’auteur d’un meurtre à trouver. Chaque information qui peut nous permettre de l’identifier doit être recueillie au plus vite.

L’hôtel dans lequel Juan de Salamanca attendait l’heure de la corrida se situait à l’extérieur de la ville. Le bâtiment était sans charme, dans les tons de gris et de blanc, avec une architecture identique à tant d’autres, ailleurs. Seul le cadre changeait. Cet établissement thermal de la deuxième ville de l’agglomération landaise, Saint-Paul-lès-Dax, était posé près d’un lac, entouré d’un parc arboré. Étrangers au tumulte de la feria, les lieux étaient prisés des toreros pour son calme et sa facilité d’accès aux arènes. Le commissaire connaissait bien les lieux. L’année précédente, il avait dirigé une opération afin de déloger de l’hôtel des prostituées venues exercer leur activité auprès de curistes désœuvrés. Arrivé sur le parking de l’hôtel, Henri Lapeyre gara sa Renault Talisman beige à côté de l’imposante et massive Audi A8 dans laquelle Juan de Salamanca se faisait conduire de corrida en corrida. Le van Volkswagen vert sapin dévolu aux membres de sa cuadrilla venait de rentrer des arènes où s’était déroulé le tirage au sort des taureaux de la course du soir. Tous en discutaient encore dans le hall de l’hôtel quand la procureure, suivie du commissaire, fit son entrée.

– Nous aimerions voir Juan de Salamanca, annonça Henri Lapeyre. C’est la police.

Les conversations cessèrent. Le silence se fit, seulement troublé par la musique d’ambiance diffusée par les haut-parleurs de la pièce. Les visages des banderilleros et picadors se tournèrent vers un jeune homme posté à l’écart. Barbe longue parfaitement taillée et copieusement huilée, lunettes à épaisse monture d’écailles, chemise à carreaux et denim coupe cigarette, sa main gauche faisait des moulinets dans l’air quand la droite maintenait un Smartphone collé contre son oreille :

– Puisque je vous dis qu’il n’est pas joignable… Vous pouvez comprendre… Envoyez-moi vos questions par mail… C’est comme ça que nous procédons… Mais bien sûr que c’est Juan de Salamanca qui vous répondra… Vous en doutez ? C’est un manque de respect envers… Tant pis pour vous.

L’attaché de presse du plus fameux matador de l’actualité raccrocha.

– Foutus journalistes ! Et vous, c’est pour quoi ? reprit-il.

– Police.

Le commissaire renouvela sa demande avec une politesse égale à celle qu’il usait en commandant à boire dans un bar de l’autre côté des Pyrénées. Il la fit suivre des motivations qui les poussaient à venir déranger le torero quelques heures seulement avant le paseo :

– Nous souhaitons lui poser quelques questions au sujet de la mort d’Adolfo de la Caseria. Cela ne sera pas long.

– C’est impossible. Je ne peux pas le déranger. Il se repose. Les seules personnes qui peuvent voir le Maestro sont son apoderado, son banderillero de confiance et son valet d’épée. Il y a des règles.

– Je comprends mais…

Face à ces bavardages qu’elle savait inutile, la procureure décida de passer à l’action. Elle accrocha l’avant-bras d’Henri Lapeyre pour lui signifier qu’elle en avait assez entendu :

– N’insistez pas, commissaire. Nous n’avons pas besoin de son accord. Allons plutôt à la réception demander le numéro de sa chambre.

La procureure et le commissaire firent demi-tour, en direction de l’accueil. L’attaché de presse de Juan de Salamanca s’interposa entre eux et la réception, les mains ouvertes et tendues en avant pour stopper leur marche.

– Mais pour qui vous prenez-vous ? Avez-vous des autorisations officielles ? Vous pensez qu’on peut déranger comme ça quelqu’un qui s’apprête à mettre sa vie en jeu ?

Marianne Prigent avait compris la teneur du message. Peu lui importait. Au grand dam de la procureure, le commissaire tenta toutefois une nouvelle négociation.

– Si cela n’est vraiment pas possible maintenant, peut-être pouvons-nous revenir ce soir, après la corrida ? En toute discrétion, bien entendu.

– Pas plus ce soir que maintenant, j’en suis navré. Il toréé demain à Malaga. Dès que le Maestro est douché, il monte dans sa voiture et s’en va. Il n’aura pas de temps à vous accorder… Donnez-moi votre carte de visite, je vais quand même voir ce que je peux faire. On vous appellera sûrement en chemin.

Le barrage était manifeste malgré le clin d’œil envoyé et le grand sourire que continuait d’afficher l’attaché de presse. Cette hypocrisie caractérisée rappelait à Marianne Prigent les discours mielleux d’avocats l’assurant du concours de leurs clients. En fait, elle en avait assez de tous ces individus qui ne croyaient pas à la justice, jouaient avec elle et tentaient même de s’y soustraire. De l’esbroufe. Rien d’autre, comme elle le montra sans que le commissaire eût besoin de traduire ses paroles :

– Ça va être maintenant, alors. Sinon, c’est très simple. Je demande son placement immédiat en garde à vue. À partir de là, plus de corrida à Dax…

L’attaché de presse cessa de sourire. Il afficha la mine de ceux qui feignent de ne pas comprendre afin de retarder ce qui devenait inéluctable. Henri Lapeyre se chargea de faire voler en éclat les quelques certitudes que le garçon conservait sur son prétendu pouvoir.

– C’est tout à fait ça. Ou vous nous conduisez à votre Maestro… Ou nous l’arrêtons et l’amenons avec nous au commissariat… Cela ne serait vraiment pas gentil pour l’autre torero de l’affiche. Vous ne pensez pas ? Le laisser seul face à six taureaux à combattre... Et imaginez si la presse venait à savoir que Juan de Salamanca a des problèmes avec la justice…

– Suivez-moi, lâcha l’attaché de presse.

 

chapitre 7

Capture d’écran 2017-07-07 à 17.38.19L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.

 

 

 

portrait charlie tastet

Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.