chapitre 8

L'ombre et la lumière - chapitre 8

par BENJAMIN FERRET  /  illustration CHARLIE TASTET

 

Un bruit sec contre la porte. Celui des cinq doigts de la main ; à deux reprises. Un autre coup sec. Quelqu’un toquait. Juan de Salamanca était étendu sur son lit. L’écran de la télévision, contre le mur, diffusait les images d’un documentaire animalier et rajoutait une lumière colorée et changeante à la chambre d’hôtel dont le volet était baissé aux deux tiers. Puisque le code convenu était le bon, le matador se leva. Juan de Salamanca était nu, exception faite d’un boxer aux couleurs bleu et grenat du FC Barcelone, son club de cœur. En passant, il toucha du bout des doigts sa cape de paseo, décorée d’un bouquet d’œillets colorés brodés sur un tissu noir. Elle couvrait un costume de lumières vermillon et or, tel un voile le visage d’une future mariée. Il ouvrit la porte. Il se retrouva face à son attaché de presse, blême, et deux individus qu’il ne connaissait pas. Un homme à moustache, le teint ponceau et la peau suintante ; une femme blonde qui l’obligea à lever la tête pour croiser le regard.

– C’est la police, Maestro... Ils veulent te parler d’Adolfo de la Caseria.

– Je n’ai rien à leur dire. J’étais entre Gijon et Saint-Sébastien quand on m’a communiqué la nouvelle. C’est très triste.

– C’est ce que j’ai dit. Mais… Ils ont insisté... Ils souhaitent te poser quelques questions…

Le commissaire écarta d’un revers de main l’attaché de presse qui le séparait de Juan de Salamanca. Henri Lapeyre se retrouva face à la référence de tant d’aficionados, l’objet de tant d’histoires, de légendes, de mystères. Qualifié par la critique de torero d’époque – sans qu’elle ait le moindre recul pour le faire – Juan de Salamanca s’était détaché du cercle déjà restreint des vedettes voilà deux temporadas, quand il avait gracié un taureau dans les arènes de Madrid, en pleine feria de la San Isidro, quelques semaines seulement après en avoir fait de même dans celles de la Maestranza de Séville. Henri Lapeyre était présent à l’une et l’autre de ces deux corridas, et le souvenir de chacun de ces instants vécus lui revenaient. Le commissaire avait également assisté à la gravissime blessure du matador, à Saragosse, quand le taureau avait enfoncé sa corne dans le ventre de Juan de Salamanca. Tellement d’autres triomphes, encore. Ce dernier se trouvait désormais à quelques centimètres du policier :

– Pardonnez-nous, Maestro. Je suis le commissaire de police Henri Lapeyre... Et voici Marianne Prigent, procureure de la République de Dax. Je sais ce que c’est d’attendre l’heure de la corrida… Nous ne voulons pas vous déranger mais nous devons parler avec vous… Je vous ai vu l’an dernier à Séville et Madrid : quels succès ! Soyez tranquille, nous n’avons rien contre vous… C’est plutôt par rapport à la mort d’Adolfo de la Caseria… Vous comprenez ?

Marianne Prigent avait l’impression d’avoir à ses côtés, non plus un fonctionnaire de police expérimenté, mais un admirateur rencontrant pour la première fois son idole, trop ému pour parvenir à dire quelque chose d’intéressant. Elle, ne voyait en Juan de Salamanca qu’un homme à l’allure frêle, vêtu d’un caleçon ridicule, mais dont les cicatrices disaient l’ampleur de ses combats et inspiraient le respect. L’une d’elles traçait sur son ventre un chemin de fer miniature. Il venait du pubis et montait jusqu’au sternum, avec le nombril comme une gare sans train. Une tâche violacée marquait aussi la chair de l’intérieur et l’extérieur du quadriceps de sa cuisse gauche ; une autre la face arrière d’un mollet.

– Commissaire, veuillez traduire, interrompit Marianne Prigent. Nous venons l’interroger dans le cadre d’une enquête autour de la mort d’Adolfo de la Caseria. Nous avons des raisons de croire qu’il sait quelque chose à ce sujet. Et avec le régime de la garde à vue, nous aurons devant nous soixante-douze heures pour qu’il nous en parle.

Cette dernière mention, explicitée en espagnol par le commissaire, fit sourire Juan de Salamanca, son visage toujours levé en direction de Marianne Prigent.

– Dans soixante-douze heures, je serai à Cuenca. D’ici là, j’aurai triomphé à Dax et à Malaga. Je n’ai rien à voir avec la mort d’Adolfo de la Caseria.

– Je ne demande qu’à vous croire – lui certifia la procureure une fois que le commissaire eut traduit de l’espagnol au français la réponse du matador –  mais pourtant, quelqu’un l’a assassiné.

– Je vous dis, moi, que je ne sais rien. Je n’avais que peu de rapport avec ce journaliste. Je ne faisais que le croiser dans les hôtels, et l’apercevoir dans les arènes.

L’aplomb de Juan de Salamanca ne surprenait pas le commissaire Lapeyre. Crâne, dans l’arène comme en dehors. Il énerva Marianne Prigent. Elle voyait dans son attitude la traditionnelle posture des délinquants de droit commun. Ces derniers cherchaient à l’impressionner dans l’espoir de ne pas avoir à répondre à ses questions. Ou d’en dire le moins possible.

– Votre toréador ne me plaît guère, commissaire. Demandez-lui ce qu’il en est de la drogue qu’on le voit prendre sur l’une des photos de La Caseria ?

Le commissaire hésita un instant à traduire. Marianne Prigent l’y invita d’un geste du menton assorti d’un froncement des sourcils.

– Maestro, consommez-vous de la cocaïne ?

– Non.

La brièveté de la réponse fournie par Juan de Salamanca sidéra durant une durée de temps égale ses deux interlocuteurs.

– Il y a pourtant une photo de vous qui dit le contraire, objecta Henri Lapeyre.

– Ce n’est qu’une photo. Elle doit être truquée... Pour me nuire. Mon pays aime trop les ragots, les rumeurs et les commérages. Les Espagnols s’en repaissent ; ils s’en délectent. Et puis cela ne prouve rien, de toute façon. Je n’ai rien à me reprocher… Vous ne pouvez rien contre moi... Vous ne pouvez pas m’arrêter !

Plus qu’à la traduction qui lui fut faite, Marianne Prigent comprit au rythme des phrases dites par le torero qu’elle avait visé juste en évoquant la drogue. Malgré cette fêlure en train d’apparaître sur le vernis, Juan de Salamanca conservait toute sa superbe. La procureure demanda au commissaire de rester ferme face à Juan de Salamanca, sans l’inquiéter outre mesure.

– Vous devez comprendre que nous ne sommes pas là pour vous. Maestro, ce n’est pas savoir si vous prenez de la drogue qui nous importe… Mais de trouver qui a tué Adolfo de la Caseria…

– Vous n’imaginez même pas dans quelle pagaille vous mettez les pieds. En plus, je suis sûr que vous agissez à la demande de son beau-frère, le ministre de l’Intérieur. Le señor ganadero doit être furieux qu’on parle d’autre chose que de ses taureaux ou des réussites de sa police. Il déteste qu’on parle de lui. Il est si secret...

Même s’il venait d’en dire trop, le garçon était moins bête qu’il ne le paraissait, songea Marianne Prigent. Exaspérée de la tournure de la conversation, la procureure se décida à changer de terrain :

– Arrêtons-nous là, commissaire. Ce monsieur n’est visiblement pas disposé à nous aider. Tout du moins, pas ici. Ni maintenant. Ce n’est pas la peine d’insister. Vous allez donc lui demander de s’habiller. Il va venir avec nous au commissariat, menottes au poignet. Rentrons, gyrophare et sirène de la voiture allumés.

Juan de Salamanca écouta le commissaire lui expliquer ce que la procureure venait de dire. Le matador semblait paniqué. Le bas de sa mâchoire émettait maintenant de menus tremblements à un rythme régulier. Le teint de sa peau s’était grisé. Il regarda le commissaire, puis la procureure. Il revint sur le policier. Enfin, il chercha des yeux son attaché de presse, relégué à l’arrière du trio.

– Pas les menottes, s’il-vous-plait... Je ne supporte pas le contact du métal sur ma peau… Cela me provoque des allergies. J’ai des plaques rouges et des boutons qui apparaissent sur tout le corps… Je veux bien parler avec vous… Mais il y a des conditions. Il ne faut pas que le ministre l’apprenne. Jamais. Vous entendez ? Jamais.

– Pourquoi ? Demanda le commissaire.

– Parce que de loin ou de près, je suis persuadé qu’il est lié à la mort de son beau-frère ! Et je ne voudrais pas subir le même sort… Moi, je n’ai rien à voir avec cette affaire.

Un long silence s’imposa dans la conversation. Juan de Salamanca le brisa, en demandant à son attaché de presse de rejoindre la cuadrilla en train de déjeuner. Il invita ensuite Marianne Prigent et Henri Lapeyre à rentrer dans sa chambre et prendre place dans le canapé. La climatisation fonctionnait à plein. Elle soufflait un air tiède et humide. Tous deux lui précisèrent que ce qu’ils viendraient à apprendre leur aurait été donné par une source anonyme. Puis, ils attendirent que le matador reprenne sa confession.

– Faites attention... Le ministre est quelqu’un de très puissant. Très puissant… Il a plus d’argent que n’importe quelle figura au sommet de son art pourrait avoir… Entre toreros, on l’appelle El Chapo, comme le trafiquant mexicain. Il est encore plus fort... Les gens le connaissent seulement comme le ganadero devenu ministre de l’Intérieur. Mais c’est un parrain de la drogue parvenu au sommet d’un État policier.

Ce que venait d’entendre Henri Lapeyre lui paraissait incroyable. L’écho qu’il en fit à Marianne Prigent parut à la magistrate totalement farfelue.

– Commissaire, il nous faut reprendre depuis le début. Ne nous laissons pas embrouiller par quelqu’un capable de tromper et de se jouer d’un animal sauvage. Interrogez-le plutôt sur la photo où on le voit prendre de la cocaïne.

– Nous restons des êtres humains, dit en réponse Juan de Salamanca. Malgré nos costumes de lumières, en dessous, il n’y a rien d’autre. Affronter la mort au quotidien n’est pas de tout repos. Dans nos têtes, c’est parfois le chaos. Alors, oui, je prends de la cocaïne. Elle m’aide à oublier le galop et le souffle de ce taureau que j’entends même quand je suis au fond de mon lit, les deux mains appuyées sur mes oreilles. Les médicaments font plus de maux que quelques lignes. L’effet de cette drogue chasse la peur qui envahit mon âme et trouble mon corps.

– Adolfo de la Caseria n’était pas torero… Lui aussi en prenait ? demanda le commissaire.

– Il en prenait… Et en vendait, surtout…  À moi et à d’autres. Ne comptez-pas sur moi pour dire qui… Un cercle restreint, prêt à payer au prix fort la meilleure marchandise. Qualité extra, super-pure, en provenance directe de Colombie, du Valle del Cauca. Dans quelque endroit que nous fûmes, il suffisait de demander. De la Caseria avait toujours quelques grammes à fournir.

– La drogue de son beau-frère, sonda la procureure. Celle du ministre de l’Intérieur ?

– Exactement ! Mais je ne vous ai rien dit, hein ? On m’a raconté qu’il se servait des terres de sa ganaderia, dans les alentours d’Alba de Tormes, pour réceptionner et stocker sa cocaïne. Les avions atterrissent le long d’une piste où il fait courir ses taureaux. La propriété est immense, avec de nombreux bâtiments qui peuvent sembler à l’abandon. Imaginez-vous : quel douanier oserait chercher de la drogue au milieu de tels animaux ?

Le commissaire, comme la procureure, restait muet. Ils découvraient face à eux une personne apeurée, un torero terrorisé. L’un et l’autre écrivaient mentalement leur petite histoire d’Adolfo de la Caseria. Ils reliaient entre eux les différents éléments qu’ils étaient parvenus à recueillir depuis la mort du chroniqueur taurin. Le personnage clef d’un système infaillible, finit par se dire Marianne Prigent. La cocaïne, vendue à des personnalités du mundillo ne lésinant jamais sur la dépense. Les photos compromettantes, afin de s’assurer du silence de ces derniers. Et surtout, une notoriété propice à ne pas éveiller le moindre soupçon d’une police de toute façon dirigée par son propre beau-frère.

– Le ministre ne doit vraiment pas savoir que je vous ai parlé, s’inquiéta de nouveau Juan de Salamanca. Sinon, je peux dire adieu à ma carrière et m’exiler au Mexique.

– Ça serait dommage pour l’aficion d’Europe, souffla Henri Lapeyre. Pourquoi une telle crainte ? Ça serait étonnant qu’il ait éliminé son beau-frère.

– Je n’en sais rien… Je m’en fiche… Je vous en ai déjà trop dit. Cela, ça ne se fait pas dans le mundillo. En faire partie signifie beaucoup de choses... Il y a des règles, comme pour un jeu de cartes. Ce n’est d’ailleurs rien d’autre que cela...  On y trouve des as et des rois – nous autres, les toreros - des dames, ou des courtisanes, des fous et des valets. Adolfo de la Caseria en était un, de valet. Charmeur et courtisan, il savait se rendre indispensable… Le genre de personne à qui l’on peut formuler les demandes les plus extravagantes… Sans qu’il s’en étonne… Et pourvu qu’il y trouve un intérêt en retour.

Marianne Prigent sentit que le moment de clore cet interrogatoire arrivait. La procureure voyait que le torero n’irait pas plus loin, qu’il était inutile de continuer à le questionner. Elle estima même que les informations données, si elles s’avéraient véridiques, touchaient au miracle. Des perles de transpiration gouttaient sur le front d’Henri Lapeyre.

– Il parlait de drogue toujours disponible, releva la procureure à l’attention du commissaire. Avant de le laisser, essayez d’en savoir plus.

Le policier traduisit la demande de la magistrate à Juan de Salamanca :

– Là encore je ne peux vous répondre. Il faudrait voir avec Eulegio, mon valet d’épées. C’est lui qui s’occupe de cela… Enfin. Bon. Je ne sais pas comment La Caseria faisait. Vu qu’il se déplaçait toujours en voiture, je dis qu’il y a à voir de ce côté-là.

Déjà en sueur, le commissaire Lapeyre finit de se liquéfier en entendant le matador terminer sa phrase. Comment avaient-ils pu passer à côté ? La voiture, bien entendu ! Et ses enquêteurs : accaparés par la feria, auraient-ils pensé à la fouiller ? À l’heure qu’il était, le véhicule d’Adolfo de la Caseria devait encore se trouver dans le parking de l’hôtel Splendid, là où le chroniqueur taurin l’avait garé lors de son arrivée à Dax, dans les heures qui précédèrent sa mort. Pas même le personnel de l’hôtel n’avait parlé de cette voiture. À présent, le commissaire se retrouvait fort embarrassé d’avoir à évoquer cet oubli auprès de la procureure. Marianne Prigent pressa Henri Lapeyre pour qu’il lui traduise ce que Juan de Salamanca venait de raconter.

– Il parle du véhicule d’Adolfo de la Caseria… C’est vrai qu’on ne s’est pas vraiment préoccupé de sa voiture… Cela vaudrait peut-être le coup de voir ce qu’il y a à l’intérieur…

 

à suivre...

Prochain épisode - le neuvième et avant dernier - samedi prochain, le 2 septembre.

 

chapitre 8

 

Capture d’écran 2017-07-07 à 17.38.19L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.

portrait charlie tastet

Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.