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Un tentadero chez Miura

Vendredi 27 avril. Zahariche, Lora del Rio, (Sevilla)
Il y a toujours cette histoire qui vous revient, en arrivant à la finca la plus célèbre du monde des toros. La route suit les premiers enclos, et la campagne, sous le grand soleil frais d'avril, étale ses verts tendres piqués de fleur. Quelques toros, la tête haute, prennent le vent. Et vous vous souvenez de cette très vieille interview de Curro Romero, à qui un journaliste pas très préparé avait demandé : "Mais au fait, maestro, vous avez déjà toréé des Miuras ?" Et le bel artiste de répondre : "Moi ? Les Miuras ? Je ne suis même jamais passé devant la finca !..."
Nous on est là, ce matin, pour un tentadero de début de saison. On a retrouvé Juan Leal comme il se doit dans la cafétéria d'une station service, sur les flans de l'Aljarafe. "Tu sais ce que ça veut dire, Aljaraf en arabe, demande Juan ?" Non, on ne sait pas... "Le tertre, la colline."
Il a l'air très en forme, affûté comme un Laguiole à la sortie de la meule, heureux d'être ici, de répéter les gestes de ces matins-là : prendre les capotes et les épées, les muletas pliées en quatre et les palillos dans la malle de sa voiture, les porter dans celle de Maurice... Pendant la route, la conversation est gaie. On ne s'est pas vu depuis un moment, et on vérifie les infos. Les nouvelles de la cuadrilla, des contrats à venir, le visage avenant de l'avenir.
On arrive à Zahariche en même temps que Pepe Moral, l'autre torero prévu pour toréer ces quatre vaches que les cavaliers, au loin, ramènent vers nous au galop. Martèlement des sabots, cris rauques des hommes, poussière ensoleillée. Le picador arrive et salue son monde. Kiko, le valet d'épée, lui demande s'il peut aller installer les affaires derrière le burladero. Le picador hésite : "Tu sais, moi, tant qu'ILS ne sont pas là..."
ILS, bien sûr, ce sont Edouardo et Antonio Miura, les deux frères qui mènent le prestigieux élevage comme leur père, leur grand-père et pendant cinq générations avant eux. Sans bricoler forcément du côté des superstitions et des fausses légendes ("imprimez la légende !"), on est quand même ici pour préserver une des races les plus singulières du campo bravo.

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Et on est bien ici en terre de rituels. Personne ne rentre dans l'arène tant qu'ILS ne sont pas là. Tout est plus solennel, plus grave aussi. Un petit truc, dans l'air, qui dit que nous sommes chez Miura, et nulle part ailleurs... On vérifie ça aussi dans le caparaçon du cheval, qui monte sur tout le cou, jusqu'à la tête, comme pour dire la hauteur du danger.
Faisons court : Juan a été extraordinaire devant une très bonne vache, la dominant avec douceur et style, liaison et justesse, explosant les terrains (une vache de Miura !). De temps en temps, on relevait la tête pour vérifier, dans le paysage infini, et la route de Lora, tout là-bas au loin, qu'on n'était pas chez Juan Pedro !...
La seconde, sortie de l'infernale lignée antique de la maison, qui sautait à la gorge de tout ce qui en avait une, ne permettait aucun jeu. De celles qui font baisser les bras à n'importe quel torero. N'importe lequel. Avec un grand sérieux et nul signe de précipitation, Juan Leal refusa de lui laisser le dernier mot. Il fit de sa muleta un bras de fer qu'il imposa à la vache, forte et haute, qui semblait vouloir mordre le monde entier. Personne ne céda, mais le torero put laisser voir longuement la vache et ses caractéristiques aux éleveurs ravis : "Habituellement, ces vaches-là, on ne peut pas vraiment les observer. Un torero comme Juan, pour nous, c'est précieux..."
Aussitôt la dernière vache relâchée dans les lointains, avec un bout de queue et de cornes en moins, on se retrouve sur la route du retour. Le genre de la maison n'est pas aux réceptions chichiteuses d'après tienta. Ici, on est là pour travailler. Pour préserver une des races les plus singulières du campo bravo.
En tous les cas, une chose est sûre : du côté de Juan Leal, et si les toros servent, la saison 2019 qui débute promet bien des surprises.