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Un monde à l'aveugle

 

Le samedi, à Séville, c'est jour de communions et de mariages. Devant chaque église, des familles amidonnées étrennent chapeaux et redingotes, raides comme des passe-lacets. L'oncle Alvaro, qui vient de prendre sa retraite de l'armée, a sorti une dernière fois l'uniforme, le petit cousin a l'air un peu gourde, près de sa nouvelle fiancée, et la tia Rósa a pu enfin étrenner la longue robe rose à paillettes qu'elle avait acheté, l'an dernier déjà, Plaza del Pan. Ce soir, la feria débute sur les terrains vagues des Remedios, et il faudra se changer à nouveau. Pas question que quelqu'un la voit avec la même robe !...

J'ai croisé ce matin dans la rue une jeune aveugle qui suivait un labrador noir. Sur le harnais du chien, on pouvait lire une pancarte criarde : "No me toca, estoy trabajando". Ne me touchez pas, je travaille ! Sa maitresse en a visiblement assez d'être arrêtée dans la rue par les caresses données à son chien. Et nous voilà dans un monde qui se définit d'abord par les interdits qu'il invente, puis par les invectives par lesquelles il les fait savoir. Sur le fond, il me semble qu'il y aurait beaucoup à dire. À l'aveugle, au chien, et à su puta madre !

Les toros de Victorino Martin sont parmi les plus attendus de la feria. Ceux qui pèsent de manière unique et singulière dans la muleta des toreros. Qui demandent un engagement sans calcul et une technique particulière. Le premier aurait pu sortir avec une pancarte : "ne me leurrez pas, je travaille." Il était droit, fixe, puissant au cheval, mais il prit assez rapidement, dans le jeu de rôle que tout cela suppose, celui de la petite gouape à qui il vaut mieux ne pas tourner le dos. Figurant dans Accatone, si on voit ce qu'on veut dire... Ferrera eut le mérite de ne pas reculer, de ne jamais baisser les yeux.
Les vrais Victorinos, et ils l'étaient aujourd'hui, se toréent comme on torée les paradoxes : dans une extrême vigilance, et à l'aveugle. Car il y a un moment où, pour qu'ils s'embarquent sans retenue, vous devez vous jeter dans l'aventure sans calcul. C'est le plus difficile, le plus dangereux. Au quatrième, Ferrera se jeta dans le vide. A corps perdu. Un poil trop électrique peut-être, mais on ne se refait pas. Estocade, oreille.
Dans le hall d'entrée des immeubles haussmanniens, à Paris, les murs étaient autrefois recouverts d'immenses miroirs qui vous renvoyaient votre image, à l'infinie et dans les deux sens, dans un vertigineux effet Vache qui Rit. C'est l'impression que dut avoir Manuel Escribano à son premier toro. Sauf que c'était le toro qui était partout en même temps, à force de se retourner de plus en plus vite. Peurs sur l'arène. Escribano alla attendre ses deux toros à genoux, devant la porte du toril. On n'est pas sûr que ce soit le genre d'animaux qui servent le mieux cet exercice. Sans compter que le mieux, après ça, eut été de les toréer.
On attendait Emilio de Justo un peu comme on attend un écrivain qui sort son second roman, et dont on a beaucoup aimé le premier : la saison dernière a été pour beaucoup celle de la découverte de ce torero courageux, généreux et original. La blessure grave qu'il reçut de ces mêmes Victorino, en septembre à Mont-de-Marsan, quelques heures après avoir appris la mort de son père, rajoutait en intensité au rendez-vous. Devant un toro astifino et archi-dangereux, il fit preuve d'une autorité pleine de goût et de classe. Il sût bâtir une vraie faena sur un vent violent et contraire. Quelques passes de la gauche resteront par exemple longtemps dans les rétines apeurées. Deux pinchazos profonds (comme on disait du temps du Baron Haussmann) le privèrent d'une oreille méritée.
Le sixième, qu'il accueillit à la cape avec une pertinence de proximité, était un Victorino Martin comme il y a des barytons. Martin. Les barytons martins sont d'une tessiture plus légère, moins dramatique. Ce sixième n'était pas moins dangereux que les autres, mais il avait une présence moindre. De Justo trouva l'accord et la distance pour bâtir une nouvelle faena qui trouva le chemin des tendidos. Séville a découvert ce soir ce jeune torero qui le mérite.

Cinquième corrida de la feria de Séville (sixième de l'abonnement)
Pas loin du plein.
26 degrés
Six toros de Victorino Martin
Antonio Ferrera : coulis de piment rouge et or, saluts et oreille
Manuel Escribano : gris vert lauriers de Serviès-en-Val et or, saluts et légère division.
Emilio de Justo : fonds marins nocturnes et or, saluts très chaleureux et saluts.

IMG_7642 Sinon : Depuis quinze jours qu'on se ballade un peu partout en ville, on a relevé les chantiers de plus d'une dizaine d'hôtels de luxe 5 étoiles. Partout ou un immeuble se libère, les maçons du luxe rappliquent et remplacent les tuyauteries par du plaqué or. Le dernier, dont le chantier n'a pas encore commencé, concerne l'immeuble de l'ancienne Fnac, avenue de la Constitution. Séville se vide de ses habitants au profit de l'hostellerie de luxe. Dans le centre ville, et désormais dans les quartiers qui l'entourent directement, des maisons entières, rachetées par des consortium immobiliers, sont transformées en appartements touristiques. La conséquence est simple : les jeunes sévillans, pour se loger, sont contraints d'aller de plus en plus loin, dans la banlieue et les villages de l'Aljarafe... À Séville, les citoyens commencent à se remuer autour de ces thèmes. Et une quinzaine d'associations sociales ont organisé au début du mois d'avril, Estar (Encuentro Social contra la Turistización, Alternativas y Resistencias), un forum pour réfléchir aux solutions possibles. Une partie de la ville vit du tourisme. Et il n'est pas question de remettre en cause l'accueil des étrangers ou des espagnols des autres régions. Simplement de tenter de faire en sorte que les habitants de chaque quartier restent maîtres de son développement, et d'éviter qu'une fois de plus, des groupes financiers organisent le dérèglement.

IMG_7641 Dans la ville, heureusement, la vie sociale est loin d'avoir disparue. Si l'on remonte par exemple la calle Enladrillada, derrière San Roman, on trouve, au numéro 36, un immense jardin, un verger en centre ville, touffu et bordélique. El huerto del rey moro a fêté, le 9 mars dernier, son 15ème anniversaire. Géré par une association de bobos et de babas du quartier, le jardin, au milieu d'un sympathique désordre permaculté accueille, dans de minuscules clairières, sous les arbres au fond de petites allées, des bancs et des refuges pour les enfants et les fainéants. On y partage des repas, des fêtes, des histoires et des expériences, on y fait pousser des fleurs, des légumes et des herbes aromatiques. Une façon joyeuse de résister aux dangers qui menacent, petit à petit et sous la pression des intérêts, cette ville merveilleuse.

Jean-Michel Mariou