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Journal de Séville, vendredi 28 avril

La guerre est déclarée. On ne peut pas dire que ça nous arrange, mais c’est ainsi. Une partie de la société sévillane affiche désormais un violent rejet des touristes dont le commerce a profondément bouleversé la vie du centre ville (en même temps qu’elle l’a considérablement enrichie ; mais n’est-ce pas, ce ne sont jamais les mêmes qui profitent des inconvénients et des avantages...)

Hier, pour la première fois, des actes de vandalisme ont touché les locations touristiques des quartiers de Alameda, Alfalfa et Encarnacion. Un petit commando a bousillé à coups de colle forte et de silicone une trentaine de boîtiers à code installés sous les portes d’entrée des immeubles pour mettre à l’abri les clés des appartements : munis du code, les touristes en arrivant les récupèrent ainsi sans que le logeur se déplace. Hier, l’action, revendiquée par des toutes petites affiches sans ambiguïté collées sur les boîtiers (« Avant, ici, c’était un foyer. Touristes Go Home ») a laissé plusieurs voyageurs perdus dans la rue. Tout ça reste dans des limites raisonnables (en plus en ce moment il fait tellement bon, la nuit sur un banc !), mais les autorités s’inquiètent de ce mouvement qui se répand dans la population. D’autant que ce sont elles, les autorités, qui ont laissé faire et qui n’ont rien vu venir. A un mois des élections municipales, ce sont des signes que l’on ne peut pas ignorer. Et les colères, on ne sait jamais où ça s’arrête.

Dans cette ville de 680 000 habitants, les locations touristiques ont explosé, surtout dans le centre, ces dernières années. Au point que dans beaucoup d’immeubles et dans certaines rues, il n’y a plus qu’une poignée d’habitants « normaux », qui vivent là à l’année, fournissent des enfants pour les écoles du quartier, et font vivre les artisans et les commerces qui ne sont pas consacrés qu’aux reproductions miniatures et fluorescentes de la Giralda. Ainsi, sur les sites de particulier à particulier comme Airbnb, on trouve actuellement à Séville plus de 30 000 locations, auxquelles il faut ajouter 5 000 appartements touristiques, qui bénéficient d'une patente et d'autorisations spécifiques. Les chambres d’hôtel, elles, dépassent légèrement le nombre de 25 000.

boitiers vandalisés

On a bien conscience de la position très ambigüe qui est la notre. L’amour que l’on a pour cette terre, pour cette ville, ne pèse pas grand chose devant le malaise qui s’est emparé de ses habitants devant l’impossibilité pour les jeunes et les plus modestes de se loger, et surtout de reconnaître l’essence même de leur cité, de leur culture, dans la grande prostitution touristique. Avancer timidement que, "oui mais nous c'est pas pareil, ça fait quarante ans qu'on vient plusieurs fois par an" ne change rien à ce qui est désormais une crise profonde... Alors que faire ? Ne plus venir ? Ça pourrait finir comme ça. On en serait bien désolés, mais on y songe. Séville est pourtant une ville idéale pour les badeurs dans mon genre. Pour ceux qui, à soixante-dix ans, sont encore capables de rester une heure et demie à la terrasse d’un café parce que, justement, sur la façade du commerce voisin, on est en train d’installer un grand store qui se dépliera au soleil. Et que les deux impeccables artisans qui parlent haut et coloré promettent un spectacle comme on les aime. La pose d’un store, ici, n’a rien à voir avec la même intervention technique dans n’importe quel autre pays européen. Elle met en branle surtout un sens aigu de la rhétorique, de la danse, du lancer de blagues et de la poésie des situations. C’est tout ça qui nous manquerait…

boitiers vandalisés 2

portada soleil flics parasol

La guerre est déclarée. On ne peut pas dire que ça nous arrange, mais c’est ainsi. Il faudrait inventer un mot plus fort que le déni. Quelque chose qui désignerait un aveuglement volontaire qui va jusqu’au suicide collectif.

Hier, jeudi 27 avril, il faisait 43 degrés au soleil aux alentours du Parque de Maria Luisa. Ce n’est plus un printemps, c’est un embrasement. Quelque chose est en train d’accélérer sous nos yeux, auquel nous n’avons pas voulu croire, et que nous ne contrôlons plus.

Devant la grande porte d’entrée du campo de féria, on a installé un petit parasol de terrasse de café pour protéger les policiers qui veillent sur le flux des visiteurs. En ces jours d’avril où la température moyenne ne dépasse habituellement pas les 24 degrés, on ne compte plus les malaises et les évanouissements dus à la chaleur.

Hier, une jument est morte sur le Paseo Colon, aux alentours des arènes. L’animal était malade, sa propriétaire le savait, et l’a quand même attelée avec une autre à une calèche. La jument n’a pas supporté une déshydratation supplémentaire. Elle est morte sur le bitume, et sa maitresse comparaitra devant le juge pour mauvais traitement à animal.

Par ailleurs, un incendie s’est déclaré la nuit passée dans les écuries improvisées installées derrière la féria pour accueillir les centaines de chevaux et de mules de la fête. Là aussi, la chaleur semble être à l’origine de l’embrasement, dans lequel deux mules ont péri. En fuyant les flammes, effrayé, un cheval a aussi renversé et blessé une petite fille.

Ces signes-là, plus personne ne peut les ignorer. Pourtant, depuis de nombreuses semaines, les alertes se multiplient, qui viennent des météorologues, des autorités compétentes, des agriculteurs… A la télévision, des reportages quotidiens montrent le campo andalou réduit en poussière, les cultures brûlées avant que de sortir de terre, les barrages vides d’où surgissent des villages fantômes, ceux-là même qu’il y a cinquante ans, on n’hésita pas à sacrifier pour la prospérité future des villes et des campagnes.

Le village d’Aceredo, en Galice, englouti depuis trente ans sous les eaux d’un barrage, a complètement refait surface à cause de la sécheresse.

Le village d’Aceredo, en Galice, englouti depuis trente ans sous les eaux d’un barrage, a complètement refait surface à cause de la sécheresse.

L'alerte est ici générale. En France, le journal Le Monde y consacre aujourd’hui une page entière sous le titre : « Confrontée à une canicule précoce et une sécheresse majeure, l’Espagne s’interroge sur sa gestion de l’eau. » On y apprend que « Selon des chiffres officiels, 74 % du territoire se trouve en danger de désertification, avec, pour 18 % du pays, un risque élevé ou très élevé. L’Andalousie et la Catalogne, en particulier, souffrent de processus d’érosion de grande ampleur ». Les trois-quarts du pays sont donc en grand danger de se transformer, à terme assez bref, en désert !

En attendant, les hermandades commencent à préparer le grand pèlerinage du Rocío, qui se déroulera pendant le long week-end de Pentecôte. Des mesures drastiques viennent déjà d’être prises. Pour commencer, le nombre de tracteurs agricoles qui tirent les roulottes sera limité à deux par hermandad. Pas question de risquer un départ de feu à cause d’un moteur mal réglé. Pas de pluie depuis plusieurs mois, une sécheresse critique qui affecte tous les bois traversés, il ne s’agira pas non plus, cette année, d’improviser comme on le fait d’habitude des grillades ou des feux de bois tout au long du parcours… Le Rocio sera sec, et on attend sans impatience les images de la fameuse traversée du rio Quema à Villamanrique de la Condessa. C’est un des clichés les plus connus du Rocio : les chevaux et les roulottes multicolores qui traversent le gué de ce petit cours d’eau. Cette année, ça risque bien d’être une traversée à pieds secs. En attendant, c’est tout à fait andalou de donner le nom de « Brûle » à une rivière qui menace d’être, fin juin, totalement asséchée.

Rocio

 

Je l’ai appelé « la dame des pipas ». J’ignore d’où elle vient, si elle aime vraiment les toros ou si c’est son mari qui la traîne là à sa suite, « Allez, viens ! ça t’avait plu la dernière fois… Et puis j’ai pris les billets maintenant, on ne va pas perdre 75 euros ! » (dans la grada de 6, qui abrite la tribune de presse, les places payantes sont à ce prix-là). Elle a regardé toute la corrida d’un air très distrait, le regard gentiment insaisissable qui passait du spectacle de la piste à celui, beaucoup plus varié, des gradins, des gens, leurs costumes, leurs manières de s’interpeller, d’applaudir ou de bailler aux hirondelles… En tous les cas, elle a entretenu, du début à la fin de la corrida, c’est à dire pendant deux heures et quarante minutes, un commerce soutenu et ininterrompu avec un paquet de pipas, en rangeant systématiquement, comble de délicatesse urbaine, les petites coques vides dans une poche en papier marron qu’elle gardait à cet effet. Deux heures et quarante minutes à décortiquer avec les dents de devant des graines de tournesol salées de marque Grefusa et à les avaler. Sans s’arrêter.

Selon les experts, les pipas de girasol apportent une forte quantité de calories (600 pour 100 grammes de graines). Le paquet de la dame des pipas est de 220 grammes. Et la recommandation médicale est formelle : il ne faudrait pas en consommer plus de 30 grammes par jour. Pour le cœur, le cholestérol et la rétention de liquides, l’apport de sel est très mauvais. Mais les pipas n’ont pas que des inconvénients ! Elles sont aussi bonnes pour le moral (?), elles favorisent la fertilité masculine, préviennent les problèmes des femmes enceintes, améliorent la santé de la peau et des cheveux, la concentration et la mémoire. Bref, elle aurait tort de se priver.

La dame des pipas

Dans un des coins de l’immense place du Triomphe, juste derrière la Giralda, la cathédrale de Séville, le torero français Sébastien Castella a acheté un petit immeuble, qu’il a transformé à coups de colossaux travaux en hôtel de luxe dédié à l’art. Castella s’est retiré des arènes voici trois ans, et il en a profité pour s’engager dans cette carrière de chef d’entreprise. Il a repris cette année l’épée et les costumes d’or, comme cet après-midi à Séville. C'est manifestement difficile de changer de vie en troquant cette tension permanente, cette peur délicieuse contre des soucis ordinaires...
Le coin de la petite rue Placentines, où se situe le Castella'Art est un des endroits de Séville où le prix du mètre carré tutoie les anges (je n’ai jamais très bien compris cette image - enfin, on voit un peu, le type qui tutoie le type qui tutoie le patron… - mais je la garde).
6 petites suites 6 (pas une de plus, pas de sobrero au cas où), autant que de toros dans une corrida, et une petite terrasse, qui donne sur les dentelles de la cathédrale. Les suites s’appellent Picador, Flamenco, Matador… et elles sont toutes décorées avec des œuvres d’art du peintre mexicain Domingo Zapata, la nouvelle coqueluche des aficionados français qui ne connaissent rien à la peinture. On ne voit pas exactement quel est le type de modèle économique qui peut permettre à un établissement de six chambres de fonctionner, mais après tout, qu’est-ce qu’on y connaît, nous autres ?…
Terrasse avec vue...

Terrasse avec vue...

 

Dixième corrida du cycle férial (douzième de l’abonnement), deux toros de Victoriano del Rio et quatre de Cortés pour

Sébastien Castella, blanc et or, ovation et silence

Juan Ortega, lave brune et fils noirs, silence et silence après avis

Andrés Roca Rey, nuit d’Arequipa et or, une oreille et une oreille

Mais qu’est-ce qui s’est déréglé dans la belle mécanique de la Maestranza ? Ils ont versé de l’huile tout l’hiver sur les gonds de la Porte du Prince pour qu’elle menace à ce point de s’ouvrir toute seule ? On a encore été à deux doigts, cet après-midi, de voir exagérément triompher un torero. Certes Andres Roca Rey a été parfait devant deux toros de Cortès totalement décastés, fuyants et sans entrain. Il a magnifiquement toréé, et confirme son rang de vedette incontournable. C'est justement devant des toros de cette complexité-là que ça se gagne ! Mais de là à lui donner deux oreilles pour la faena à son dernier adversaire, et donc lui permettre d’ouvrir la Porte du Prince, il y a un coupable excès d’enthousiasme franchi par une partie majoritaire du public, sans heureusement et de justesse en convaincre la présidence. Mais quelque chose s’abîme à chacune de ces exagérations. On ne sait plus ici à quelle rigueur enfuie se vouer pour ne pas devenir totalement cinglés. Décidément, c’était mieux avant !

Sébastien Castella, qu'on était heureux de retrouver, n'a pas été servi par le tirage au sort des toros...

Sébastien Castella, qu'on était heureux de retrouver, n'a pas été servi par le tirage au sort des toros... (photo Maurice Behro)

 

Menú del día

Poursuivons, en ces jours de farolillos où l’on ignore toujours si tel bar ou tel restaurant sera ouvert, ou si tout le personnel est à la Féria, par un autre grand classique de Triana, qui ne risque pas de baisser le rideau. Situé sur une petite place piétonne, juste en face de la belle église de Santa Ana, la Plazuela vous offre, à chaque période de l’année, une des terrasses les plus sympathiques de la ville. Essayez-là avant Noël, quand la grande crèche grandeur nature installée près du bar vous permet de partager avec un âne, un bœuf, des poules et des chèvres l’illusion des fêtes d’antan. Ces jours-ci, pas de basse-cour, mais toujours les grands classiques, riche salmorejo ou salade de tomates au thon, fritures de poissons et bière fraîche. Sévillantissime. Mais de Triana…

Plazuela in

La Plazuela