Séville_tendidos

Deux anges, Jacques Maigne

Non, je n'irai pas, je n'irai plus ; c'est fini. Ne dis rien, Diego, ne me regardes pas comme ça, tu n'y changeras rien, tu le sais bien. Quelle heure est-il ? Trois heures encore, l'éternité... Tiens, vois ma jambe droite, toujours elle, tressaillir malgré moi. Et ressers-moi un peu d'amontillado. Laisse l'habit, et les bas aussi, et range les images, et aussi la photo d'Alicia. Elle aurait été heureuse, ma mère, de voir ça.

J'ai eu 25 ans avant-hier, Diego, et c'est mon corps tout entier, et mes pensées aussi, qui me torturent jour et nuit, depuis des mois, pour déchirer une fois pour toutes le voile noir. Oui, Diego, je suis un peu ivre, mais pas trop, juste assez pour être plus lucide encore. J'y vois comme jamais, je te jure, et tout ce que je porte en moi est aujourd'hui une dentelle détourée au scalpel.

Je n'irai plus, je n'irai pas. Préviens la cuadrilla, et l'empresa, je paierai ce qu'il faut. Ne leur donne aucune explication. J'ai décidé d'arrêter de toréer ce matin et il n'y a pas de motif, voilà tout. C'est ma décision et elle est irrévocable. Et je me moque de savoir ce qu'ils penseront.

Ils diront que la peur m'a vaincu, ou mes amours, ou ma sauvagerie, et moi j'en ris déjà. La peur ! Je ne sais rien de ce mot, tu le sais bien, Diego, toi qui m'as vu partout dans les plazas d'Espagne, de France ou d'Amérique, me livrer corps et âme à mes combats. Et qu'est-ce qu'ils connaissent de l'amour, eux, tous ces gens qui m'encensent et me tournent le dos d'un toro à l'autre, et fantasment des passions qui les dépassent. Eh non, je ne joue pas le jeu, ne l'ai jamais joué, et tu vois, Diego, aujourd'hui plus que jamais, je suis fier de cela. J'ai horreur des faux hommages, des médailles grotesques, des interviews bêtifiants ou des mondanités tristes comme des messes. Mais ils diront ce qu'ils veulent. Le seul à qui je dois des comptes, la vérité sans fard, c'est toi, Diego, toi qui m'as suivi, accompagné, encouragé, rassuré comme personne n'aurait su le faire. Toi, mon frère, mon seul ami. Ma beauté.

Tsst... pas de larmes, Diego, s'il te plaît. Viens te blottir contre moi, et laisse-moi te serrer dans mes bras. On a vécu une aventure magnifique dont personne ne saura jamais rien et tu es l'amour de ma vie et c'est pour toi que j'ai plusieurs fois reculé, hésité. Sans les toros, tu le sais comme moi, nous perdrons le rêve, l'or et l'aventure, la gloire et les échecs, les périples sans fin et toute cette tendresse complice qui nous lie depuis tant d'années. Ton regard dans le callejón ; tes cris de peur quand le toro m'enferme ; ta joie quand la bête s'écroule ; la douceur de tes gestes, et de ta voix, quand j'échoue et me noie ; tes mains qui m'habillent et puis ton corps de velours, et cette bouche qui, chaque fois, efface tout et m'emporte... Oh oui, Diego, c'est toi et toi seul qui a su chaque fois laver mes hontes, défaire mes doutes et apaiser mes craintes. Et c'est pour toi, sémaphore humble de la contre-piste, que j'ai osé défier jour après jour mes cauchemars.

Ferme les yeux, Diego, et souviens-toi. C'était un dimanche de septembre à Grenade et je venais de triompher sans gloire face à ce deuxième Jandilla fade et si noble et c'était au moins la soixantième course de ma saison interminable où tout le mundillo se déchirait autour de moi. Miguelito est un extra-terrestre, Miguelito a inventé la tauromachie de la lévitation, Miguelito est à la fois Goya et Picasso, tour à tour peintre tragique et artiste d'avant-garde se pâmaient mes zélotes, prêts à se ruiner pour me suivre aux quatre coins de la péninsule. Le camp d'en face ricanait de plus belle : un fantôme, Miguelito, un escroc, un marchand d'illusion, un faux artiste qui n'entend rien des toros et improvise chaque fois des faenas de funambule qui ne ressemblent à rien...

Ce soir là, à Grenade, souviens-toi. Nous avions bu et fumé, seuls, loin des rumeurs du monde, et nous étions repartis tard dans la nuit pour Salamanque ou Avila, je ne sais plus. Et je t'avais tout avoué, tout dit. Toute ma jeunesse, je l'ai offerte aux toros, et j'ai vécu face à eux les choses les plus folles dont j'avais rêvé. Le son des sabots sur la piste, le souffle de l'animal, son regard sans fond, la foule comme une mer qui enveloppe, encore calme, prête à exploser, et cette masse de muscles et de poils qui frôle, menace, obéit et mon corps qui l'accompagne, la modèle, la grandit. Oui, des choses irracontables, terribles, incandescantes, j'en tremblerai jusqu'au bout, bien au-delà du théâtre d'ombres des vivants.

Ce soir-là à Grenade, Diego, je te l'ai murmuré, pour la première fois de ma vie : je t'aime, toi, Diego, pour ta bonté, pour ton innocence, pour ta douceur infinie et je m'arrêterai un jour comme un autre, juste avant une course, cet avant qui me vrille les nerfs, et je m'arrêterai sans raison apparente, juste parce-que ce sera l'heure, le moment de dire basta. Plus jamais cet habit trop serré et ses dorures, plus jamais cette horloge invisible, plus jamais cette prière psalmodiée dans le patio de caballos aux côtés des boucaniers revenus de tout, plus jamais cet éclair noir et fumant jailli d'un coup dans la lumière, plus jamais cette foule de voyeurs anonymes, plus jamais l'ivresse du triomphe ou la rage de l'échec...

Partout dans le monde, je te l'ai dit ce soir-là, j'ai cherché sans cesse ta silhouette dans la contre-piste, me suis accroché à ton sourire, ai isolé ta voix du tumulte, à la manière des pêcheurs en mer qui s'appuient sur le même repère familier pour caler leur filet. Tu étais lumineux et léger, insouciant et gai ? Alors, je me glissais dans l'eau claire du combat sans trembler, euphorique. Je te devinais sombre, tourmenté, indécis et tu restais muet ? Alors, j'hésitais moi aussi, doutais et perdais pied. C'est toi, Diego, qui m'a donné la force, le désir. Toute cette flamme, et cette folie d'être dix fois, trente fois, cent fois par an face aux monstres, c'est toi qui l'a allumée, nourrie, enrichie et c'est pour toi, pour briller pour toi seul, et te plaire, que j'ai tué, tué, tué, en me moquant de tout, des hommes comme des dieux, et si c'était à refaire, pas l'ombre d'un doute, pas une hésitation. Mais c'était un leurre, Diego, un écran de fumée. Un état de grâce en sursis.

On ne peut pas être torero par amour, on ne peut pas aimer et être torero. Voilà ce que je t'ai dit cette nuit-là à Grenade. Le torero en moi s'était déjà enfui et je m'accrochais, faisais comme si. Pour toi. Pour te voir sourire. Pour te sentir heureux. Pour entretenir l'illusion. Mais c'était un piège. Je le savais. Tu le savais aussi.

Pour les toros, je dois tout donner, absolument tout, comme les âmes simples, jadis, se livraient au diable, et si je veux être au sommet, marquer mon temps et tutoyer le ciel, rien ni personne ne doit se glisser entre ma muleta et ses cornes. C'est là que tout se joue, c'est là que tout s'efface, que tout s'oublie. Cette faena de Bilbao, face au Cebada Gago, tu t'en souviens comme moi. Ce jour-là, il m'a cherché d'emblée, ses cornes ont sifflé plusieurs fois près de ma gorge et je n'oublierai jamais son regard. L'enfer, le vrai, il était là, je l'entends encore souffler. Eh bien, j'ai échoué à la mort, n'ai rien coupé, et il y a même eu quelques abrutis qui ont sifflé. Pour moi, c'est un de mes plus grands combats où j'ai tout largué, prêt à mourir, et où j'ai lutté pas à pas, sans rien céder, et où j'ai vécu l'un des plus grands vertiges de ma vie. Pendant tout ce temps, j'étais seul, définitivement seul, et, pour la première fois, je t'ai perdu de vue, perdu de voix. Le torero en moi est mort ce jour-là. Quand je t'ai retrouvé avant la vuelta, tu as repris mon épée d'une main tremblante, ton visage était couleur de cire et tu as balbutié je ne sais quoi. Le soir, on est resté prostrés, épuisés, mal à l'aise. On savait bien pourquoi.

Voilà, mon doux Diego, c'est la fin du voyage, ici, à Nîmes, où on a partagé de si beaux moments mais on aurait pu vivre ça n'importe où ailleurs, chez moi, à Malaga, comme à Madrid, Valence, Lima, Cartagena de las Indias ou San Miguel de Allende. Sans les toros, nous ne serons plus ce duo d'anges clandestins, tendres complices et pirates amoureux aspirés vers le ciel de nos feux d'artifices. Finis les conciliabules du sorteo, les coups de gueule de la cuadrilla, les fêtes majuscules, l'argent qui coule à flot, les longs trajets de nuit en voiture, l'intimité rayonnante de nos milliers de chambres d'hôtel.

Sans les toros, Diego, nous sommes des amants ordinaires, deux petits hommes de rien du tout, rejetés comme des bois lissés par notre conte de fées. Moi, l'ancien torero Miguelito, sauvage avant-gardiste à l'origine de tant de polémiques. Et toi, Diego Cruz, son valet d'épée que personne n'a jamais remarqué.

Oui, Diego, je vous laisserai tous demain à Madrid et partirai seul en train à Malaga rejoindre ma famille. Ils m'attendent depuis longtemps. J'ai beaucoup à leur donner.

Annule les courses. Ecarte les journalistes. Je n'ai rien à déclarer. Ils ne sauront jamais.

Ne pleure pas, Diego, s'il te plaît.

Nous avons partagé ce que la vie peut offrir de plus beau.