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Qui a le droit ?

Samedi matin, dans les jardins du Murillo, une compagnie de danse enregistre plan par plan l’extrait d’un ballet flamenco. Les danseuses sont toutes en noir, toutes superbement enrobées, avec cette grâce que prennent les corps pesants, dans la légèreté du flamenco. On ne sait pas s’il s’agit d’un clip que l’on tourne, ou d’une publicité pour un détergeant moderne. Pour l’heure, la danse est, même fragmentée, dans son œuvre de danse. Fascinante. Les badauds s’arrêtent, photographient, filment. En tant que badaud, je me permets d’en faire autant. Le groupe s’est placé devant la porte arrière, condamnée, des jardins de l’Alcazar. Au bout de la muraille couverte de lierre où, les mardi de Semaine Sainte, on vient voir passer, au soir tombé, la Candelaria qui rentre en son Temple, pas à pas…

Plus loin, sur la place de la mairie, les invités d’une noce se mêlent à quelques manifestants contre l’indépendance de la Catalogne. J’ignore s’ils ont bien le droit, en cette veille de scrutin, qui sert ici aussi de jour de réflexion, de jour sans campagne électorale, de se réunir ainsi au son d’une sardane, drapeaux espagnols déployés. Mais ils le font.

 

Qui a le droit de quoi ? C’est sûrement la question espagnole du moment.

A Madrid, forte de sa majorité de gauche libertaire, la maire, Manuella Carmena Castrillo, vient de supprimer les subventions de la célèbre école de tauromachie Martial Lalanda, située à la venta d’el Batan, à la Casa de Campo…

Parenthèse anti-amalgame et anti-paresse intellectuelle : Manuella Carmena Castrillo est une femme intègre. Pendant la dictature de Franco, cette magistrate incorruptible a passé sa vie à défendre les ouvriers emprisonnés. Après la transition, elle fut une juge exemplaire, et devint la présidente du groupe de travail sur la détention arbitraire de l’Organisation des Nations Unies. Tout cela en fait quelqu’un de tout à fait respectable. Et pour ma part, ce n’est pas parce qu’elle se moque de la tauromachie qu’elle va y perdre sa dignité. Elle défend une idée, qui ne m’arrange pas, mais alors pas du tout, mais pour autant, je n’en fais pas une imbécile ou une vendue, comme on le lit trop souvent. Et comme ces gens-là font de nous (des demeurés, des sadiques), dès que l'on prétend défendre la corrida. En dehors de ses convictions personnelles, Manuella Carmena fait de la politique. On pourrait certainement lui objecter, mais c’est une autre histoire, qu’elle n’en fait pas tellement différemment des autres. C’est à dire qu’elle doit aussi « rembourser », dans sa majorité, ceux qui ont fait de la tauromachie un épouvantail symbolique à abattre. C’est bien dommage. Ses camarades de Podemos, par exemple, qui par ailleurs refusent de se mêler de la question des abattages rituels de l’Aïd el Kebir ! Pablo Iglesias vient de déclarer à ce sujet : « Ce sont leurs traditions, nous devons les respecter ! ». Molière a fait une très belle pièce là-dessus, ça s’appelle Tartuffe, il devrait la relire… Si seulement Podemos voulait bien nous appliquer, à nous aficionados, cette espèce de tolérance lâche, pour le moment, ça nous suffirait…

Depuis deux jours, les toreros qui sont passés par cette école de tauromachie de Madrid, et ils sont très nombreux, du Juli à El Fundi en passant par Jose Luis Bote, Uceda Leal, Luis Miguel Encabo, César Jiménez, Miguel Abellán ou la torera Cristina Sánchez, tous multiplient les protestations. Mais ces dernières vingt-quatre heures, ce sont les réactions de José Miguel Arroyo Joselito qui ont le plus frappé les esprits. Joselito, inscrit par son père à l’âge de dix ans dans cette école, et qui a toujours dit qu’elle l’avait sauvé de la drogue et de la prison. Dans son magnifique livre (Joselito le vrai, Verdier 2014), il raconte la longue descente aux enfers de son père, dealer et toxicomane, la façon dont lui-même bascule dans le trafic, et la rédemption que lui offrit l’école taurine, ses règles de vie, les valeurs et l’éthique du toreo. Ça peut faire sourire les imbéciles. Il n’en manque pas.

 

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Alors qui a le droit de quoi ? Les aficionados de faire vivre leur passion, d’entretenir l’inquiétude des questions fondamentales que la tauromachie met en avant ? Ceux qui considèrent que ce monde porte en lui suffisamment de violence pour ne pas en rajouter ? Ceux qui manifestent, parfois violemment – coups de poings à Rodilhan, voitures saccagées à Rieumes – pour défendre leurs convictions ?

On repensait à tout ça, en lisant cette semaine les déclarations du grand écrivain italien Erri de Luca, que la justice accuse d’incitation au sabotage du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin, et contre lequel le parquet vient de requérir huit mois de prison ferme. Il racontait dans la presse l’audience de cette semaine : « J’étais pour la quatrième fois dans cette salle de tribunal où mes paroles constituent le chef d’accusation, j’étais là à les défendre et à les répéter. Elles, mes paroles, sont à l’abri des condamnations, des détentions. Elles sont là, éparses dans les rayons de bibliothèque, elles sont prononcées en plein air au cours de centaines de rendez-vous au cours desquels les lecteurs décident de témoigner de leur soutien en les lisant à haute voix, en y mettant leur souffle et leurs pulsations. Si sur elles s’abattait une condamnation pénale, j’en assumerais la charge, moi qui suis leur porteur. Elles, mes paroles, restent et resteront libres de circuler. »

C’est très beau. Le problème, c’est que ça peut aussi très bien servir à nos ennemis…

 

On se garderait bien de le dire tout fort, mais au bout d’un moment, on se pose in peto et à soi-même la curieuse question : « Tu mourrais, toi, pour ce genre de musique ?... »

 

Dans le Diario de Sevilla de samedi, on retombe bien vite dans la dure médiocrité du mundillo local. Luis Nieto fait ce qu’il peut pour rendre attractifs les deux rendez-vous de la San Miguel. Il insiste sur le fait que quatre toreros sur les cinq qui composent le cycle sont sévillans. Il sait que cela peut passer, ici, pour un argument véritable…

L’affiche du jour, le mano a mano Manuel Escribano / Alberto Lopez-Simon, ne manque pas d’attraits. On a envie de voir ces deux toreros qui ont animé, de manière très différente, la temporada qui s'achève. Escribano en réalisant pour la première fois une saison avec les grands (44 corridas de toros !), et en continuant à s’imposer devant des toros de respect.

Lopez-Simon, lui, en partant de nulle part, et en réussissant à illuminer tout le début de cette saison. Les orphelins – ils sont nombreux dans l’aficion aux toros – n’hésitent pas à le comparer avec José Tomas, ce qui est le moyen le plus sûr de l’enterrer… Lopez-Simon paye content, lui aussi, et en cette fin de septembre, il se ressent encore de la grave cornada reçue à Albacete. Mais même avec des points de suture dans tous les sens, il a laissé à Nîmes une forte sensation.

Mais peut-on dire pour autant que le cartel est rematé ? En un mot, que l’affiche a du sens ? ça se discute, comme à peu près tout en tauromachie. Mais une chose est sûre : leur conception du toreo n’a pas grand chose à voir l’une avec l’autre. A partir de là, on peut se demander s’il est pertinent de les comparer, de les mettre en compétition ? Mais on l’a vu à Nîmes, quand on monte un mano a mano entre un cheval et un torero à pied, fussent-ils les numéros un de leur catégorie, la confusion devient un principe acceptable. Ici, en cette San Miguel sévillane, on ne peut s’empêcher de penser que l’intérêt d’un mano a mano, c’est aussi qu’il y a un torero de moins à payer…

Sur le blog « Sevilla taurina », qui n’est jamais tendre avec l’empresa Pages, les coups pleuvent comme à Gravelotte : « Une fois de plus, le gestionnaire de la Maestranza, avec l’accord des maestrantes (véritables coupables de cette situation chaotique et complices du naufrage de la tauromachie à Séville), montre son peu d’envie, l’obsolescence et l’archaïsme de l’entreprise, sans idées de promotion, avec comme seul souci d’agresser de manière exagérée le porte-monnaie des aficionados. » Toma !

Escribano est finalement passé un peu à côté de son dernier rendez-vous sévillan. C’est embêtant pour négocier les places dans la future féria d’avril 2016.

Lopez Simon, lui, a assuré la sienne. Le seul torero madrilène du cycle a toréé comme on aime à Séville…

 

L'artiste sévillane Pilar Alabarracin

L'artiste sévillane Pilar Alabarracin. Cette image est l'affiche de l'exposition qu'elle a présentée à Marseille, au Mucem, en 2013.

 

Dans la nuit, après les quelques bières traditionnelles au bar du Pepe Hillo, juste derrière les arènes, on se retrouve dans un taxi pour rejoindre, près de l’avenue Luis Montoto, l’atelier et l’anniversaire de Pilar Albarracin. Pilar est une femme extraordinaire, qui mène une oeuvre très singulière, très courageuse, et d'une liberté stupéfiante ! Elle s'empare des topiques sévillans - flamenco, tauromachie, Semaine Sainte - et les tord dans tous les sens, jusqu'à les faire crier, sous la lumière crue de ses principes favoris, le féminisme ou les questions de l'autorité. Cette image d'elle en torero a fait hurler récemment les réseaux sociaux français, qui n'ont pas de mémoire et pas beaucoup de culture, sous le prétexte qu'elle renvoyait une image de la femme soumise (ah oui, la cocotte minute !...) et ridicule. De nos jours, le second degré devient une denrée plus rare et plus précieuse que la painite. Ce n'est pas très bon signe...

Mais le voyage fut plus problématique que prévu... C’est qu’avant d'arriver, on commit l’erreur impardonnable d’interroger le chauffeur de taxi sur les résultats de la soirée de football. On s'est donc retrouvés otages d'un malade mental qui considérait qu'on avait gardé l’équipe réserve du FC Séville ensemble... « Tu te souviens de cette défense centrale qui balançait le moindre ballon à quarante mètres ? C’est ce Séville là que j’aime !... » Dans ma poche arrière, ma carte de membre de la Peña Bética de Toulouse me brûlait. Mais j'ai finalement choisi la posture du lâche intégral. Et le silence…

Chez Pilar, je me retrouve au buffet à batailler pour des anchois en sauce (magnifiques) avec un type tout en noir qui essaye de me piquer une cuillère en plastique. Finalement, il s'agit d'Andres Marin, l’immense danseur de flamenco. Je l’ai vu cet hiver au Musée Picasso, à Paris, dans une improvisation extraordinaire, où il jouait avec le bâtiment (en dansant sur les rampes de pierre) et dialoguait avec les œuvres de Picasso. Hallucinant. Ça nous fait un sujet de conversation. Je lui avoue : « Ce qui était vraiment incroyable, c’est qu’on se retrouvait très près de toi pendant que tu dansais, à deux mètres, pas plus, et ça, ça n’arrive jamais. Et c’est très émouvant : un rapport de fragilité, de danger incroyable, et en même temps une confiance totale dans ce qui se passe !... » Il se marre : « Qu’est-ce que tu crois ? C’était pareil pour moi : tu crois que j’ai déjà dansé aussi près des gens ? Moi, quand je danse, je suis sur une scène, et les gens sont loin, dans la salle. Je ne risque rien. Là, j’étais tout près, je sentais physiquement les gens, avec parfois le risque de tout dérégler ! C’était magnifique !... »

 

 

Le risque, l’engagement, au fait, qui a vraiment le droit de quoi ?...