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Juan Leal à champ ouvert

On se lève bien avant sept heures, réveillé par un premier autobus qui rentre en tremblant dans la gare toute proche du Prado de San Sebastian. On est seul dans cette ville, avec la femme du dernier étage de l’immeuble d’en face. De l’autre côté de la cour, par dessus les orangers, elle va et vient dans sa cuisine, en tee shirt rouge, sous la lumière blanche des néons. Elle doit préparer le petit déjeuner. Est-ce qu’elle est seule, ou un mari, un fils, dorment encore, qu’elle ira réveiller aux parfums sucrés du premier café du jour ?

Sept heures trente, je sors dans la rue. Mine de rien, le cœur de Séville a commencé à battre. Ils sont donc là, tous ceux qui travaillent – on veut dire vraiment ! – et que l’on voit si peu dans la journée ? Ils sont là, pressés de rejoindre un bureau, un atelier, une classe… Au feu rouge, où j’attends, j’essaye de trouver un destin à chacun. Au moins une profession : celle-ci va à l’Université, un cours à 8 heures ? Celui-là doit rejoindre une banque, où sans zèle il suivra toute la journée des dossiers d’endettement. Cette autre va peut-être ouvrir un cabinet de dentiste, dont elle tient le secrétariat. Lui, par contre, c’est sûr, il rentre !... L’étui de guitare dans la main droite, il s’appuie de l’autre contre un arbre, en attendant que le feu passe au rouge. Il a dû entrer dans une longue nuit de fête, et le voilà qui en sort, un peu sonné, et qui va se coucher…

Et de moi, qu’est-ce qu’il peuvent bien se dire ? Il y a assez peu de chances que quelqu’un pense : « Tiens, ce type, là, avec un sac à dos marron, il a l’air d’attendre une voiture pour aller au Portugal voir s’entrainer devant des vaches vieilles un jeune torero français plein de promesses… » Et pourtant…

 

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Comme de bien entendu, le véritable rendez-vous se fait à la gazolinera Las Cuartillas, à la sortie de Séville, sur la route de Mérida. Une station service où s’effectue le rituel du co-voiturage taurin, en direction du campo du nord-ouest (les ganaderias de Juan Pedro Domecq, par exemple, ou de Manolo Gonzalez, sont dans cette direction. Tout comme le campo portugais). On se retrouve, café cortao, demi-tartine avec huile et jambon, jus d’orange. Pendant ce temps, sur le parking, un étrange ballet se déploie lentement : les malles s’ouvrent, et des capes, des muletas, toutes pliées au cordeau, des bottes et des épées changent de voiture. « On prend la mienne, laisse la tienne, on viendra la rechercher ce soir… » Aujourd’hui, le chemin est long, pas la peine de gaspiller le gas oil. « On en a pour deux heures », avait prévenu Maurice, optimiste. Son souci, c’est qu’on ne s’en fasse pas. En fait, c’était trois heures. A l’aller, et pareil au retour… Après tout, on a l’habitude, et ce ne sont pas les kilomètres qui nous font peur. Mais là, comment dire, on était finalement cinq dans la voiture, avec le maestro Tomas Campuzano, qui a pris un peu de poids, Manuel Dias Gomes dont il dirige la carrière, Juan Leal, et Maurice Berho. Trois matadors d’alternative (dont deux minces), deux apoderados, et moi, accroché des deux mains à la dragonne fixée au dessus de la portière arrière droite.

Là, dans cet espace mesuré de mâles surreprésentés, il faut bien tuer les kilomètres (250, mais qui hésitent beaucoup, entre Aracena, Jabugo et Beja, sur la direction à prendre…). Alors on largue ! Untel est une pompe, il n’aurait jamais dû avoir ce contrat à Séville, machin va quitter son apoderado, un autre ne se relèvera pas de ses derniers échecs… Ça tombe comme les lames des guillotines dans les pires journées de juin 1794. Mais au fond, c’est beaucoup moins douloureux, et presque affectueux, car c’est aussi une manière de parler de ses propres peurs. Et ce qui se dit dans un coche de cuadrilla reste bien enfermé entre les quatre portières…

On parle aussi des anciens, ceux que le temps a rendu parfaits, irréprochables. C’est ainsi que s’écrit aussi la longue histoire de la tauromachie. Car dans quel autre art pourrait-on entendre des jeunes débutants de 17 ou 18 ans vous raconter la vie et l’œuvre, les gestes et les paroles, de tel ou tel ancêtre ? On sait que c’est aussi ça, qui n’est pas rien, que la tauromachie enseigne…

On a dû passer la frontière, entre deux virages, sans s'en rendre compte. On traverse maintenant Béja, où j’aperçois un panneau : Grândola, 69 km. « Grândola Vila morena », la mythique chanson de José Afonso qui, sur les ondes de la radio publiqueportugaise, servit de signal au déclanchement du coup d’état de la Révolution des œillets, le 25 avril 1974 (pour les nostalgeux bêta dans mon genre, la chanson est ICI)…

Puis on arrive enfin, entre Cuba et Evora, hébétés par le soudain grand silence du campo, le soleil qui éclate sur les étendues brûlées.

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Nous voilà donc arrivés à la ganaderia Calejo Pires, où Juan Leal et Manuel Gomes ont pris l’habitude de venir s’entrainer. C’est loin, mais c’est une ganaderia récente, menée par des gens adorables qui les accueillent avec beaucoup d’amitié. « Et puis tu vas voir les vieilles vaches, avait dit Juan avec gourmandise… Tu vas voir les morceaux !... »

Mais aujourd’hui, pas de vieilles vaches : l’élevage du toro bravo est plein d’imprévu, et c’est une drôle d’histoire que nous raconte, à la descente de voiture, Manuel Calejo Pires, le ganadero…

Au printemps de 2013, il avait décidé d’enfermer un toro reproducteur, un semental, dans un enclos où étaient regroupées une trentaine de vaches. Mais ces choses-là, c’est bien connu, ne se commandent pas non plus parfois chez les toros : le semental ne trouva pas les vaches à son goût, resta de marbre, et de reproduction, aucune… Un peu déçu, le ganadero réfléchissait à un plan B lorsqu’il se rendit compte, une semaine plus tard, qu’un autre toro avait sauté la clôture, et s’était improvisé gaillardement reproducteur. Pour la sélection, on repasserait une autre fois. On le sait, les sementales sont soigneusement choisis pour leur morphologie et leur comportement. Un toro gracié dans l’arène deviendra automatiquement reproducteur, en espérant que le comportement exceptionnel dont il a fait preuve se transmettra à sa progéniture. Mais même si tout cela reste encore bien empirique, on ne choisit pas un semental sous le seul critère qu’il a su sauter la barrière… Ce n’est donc pas une bonne nouvelle qu’un toro de hasard se soit invité tout seul à la bringue : c’est un lot de vaches perdu pour l’année. Mais voilà, on ne sait jamais. Il y a aussi ce truc du hasard, qui fait parfois si bien les choses. Alors le ganadero voudrait bien qu’aujourd’hui, à la place des vieilles armoires normandes que Juan aime tant, on toréé les vaches issues de cette union imprévue, dont on ne sait encore strictement rien…

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Le temps du campo est un autre temps. Un peu comme sur un tournage de cinéma. En attendant que l’action débute, on a toujours l’impression qu’il ne se passe rien. Il y a bien deux types sous un hangar qui habillent le cheval du picador, et le mayoral, sur les corales, qui regarde ses vaches comme s’il les voyait pour la première fois, mais autrement, tout le monde a disparu.

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L’arène est grande, carrée : c’est une ancienne cour de la ferme qui a été transformée. Tout ça ne manque pas du charme un peu rude de la vraie campagne. C’est un endroit pensé pour le toro et les toreros, pour le travail du campo. Pas pour les cars de clubs taurins en goguette ethnographique…

Bon, cassons tout de suite le suspense : les six vaches nées de l’espontanéo sexuel de 2013 qui sortirent ce jour-là se révélèrent extraordinaires ! Les toreros et la poignée de privilégiés qui assistèrent à la tienta se régalèrent au delà du raisonnable. Il n’y avait qu’à voir la banane que tout le monde arborait, les félicitations, les abrazos (au fait, de quoi ils se félicitaient ? Ils y étaient, eux aussi ?...) et l’ambiance de joie générale pour mesurer à quel point la surprise était bonne. « Allez, on fait une photo ! insista le ganadero. C’est un jour historique, pour nous, ne l’oubliez pas, il faut qu’on l’immortalise ! »

Le jeune torero portugais Manuel Dias Gomes s’est régalé, lui aussi. Son mentor, Tomas Campuzano, qui sortit donner quelques passes en fin de tienta – avec une élégance et une finesse de ceinture gagnées sur son embonpoint – ne le lâchait pas : « Retire lui la muleta, laisse la derrière toi. Là, maintenant tu l’avances tout doucement vers la corne contraire, et quand tu vois qu’elle s’apprête à charger, tu la retires doucement derrière toi. Et tu recommences. Deux fois, jusqu’à ce qu’elle se désespère. Et là tu toques, tu vas voir comment elle va embestir !... » Toutes ces petites mécaniques que l’on n’apprend qu’au campo. Ces opportunités d'apprendre, de mettre au point de nouvelles choses, Juan Leal en a profité jusqu'au bout...

 

On l’aura compris avec la vidéo qui précède : si une tienta sert à l’éleveur à jauger et à juger sa vache, elle sert aussi au torero à réviser ses suertes préférées ou à en mettre au point de nouvelles. Des figures inventées en tauromachie de salon, essayées plusieurs fois devant les vaches pour être enfin « osées » dans une arène, devant un toro de cinq ans. C’est comme ça que la tauromachie et les toreros avancent.

Dans la vidéo qui suit, que j’ai appelé « le contraire du pico », on voit Juan Leal toréer avec une muleta repliée, n’offrant à la vache qu’un bout de tissu pendant, sans surface, sans recours. Le contraire de toréer avec le pico, en tenant la muleta par le bout du palo, en la tendant le plus loin de soi et en démultipliant ainsi la surface et une certaine tranquillité…

 

Après la tienta, tout le monde se retrouve dans le grand salon, juste derrière l’arène. On nous sert une soupe de tomate alentejada, à la mode du sud du Tage… Un potage de tomate costaud, avec des pommes de terre et des poivrons, dans lequel on émiette du pain de campagne, et auquel on rajoute des œufs pochés et une quantité impressionnante de charcuteries fumées. Un truc pour les travailleurs en plein air. Délicieux…

Manuel Calejo Pires, le ganadero, est un type extrêmement sympathique, avocat, qui n’a pas l’air d’avoir trop de problèmes de fin de mois (« Je travaille très peu, je préfère le campo… »). C’est surtout un ancien forcado, du groupe de Santarém, et il parle longuement de cette étrange passion qui réunit les jeunes hommes d’un village ou d’une région pour aller, ensemble, arrêter les toros à mains nues. « Et en plus, gratuitement ! », ajoute quelqu’un… Manuel parle des valeurs de solidarité, d’entraide, qui se développent dans le groupe : « Tu fais partie d’un tout, et chacun à sa place est indispensable aux autres. Et ce qui te permet de prendre tous les risques, c’est la certitude que les autres sont là, et qu’ils ne failliront pas. Tu vois, j’ai commencé les forcados il y a plus de trente ans, hé bien tous les gars qui étaient dans ce groupe du début sont, aujourd’hui encore, mes meilleurs amis… »

L’après-midi est bien entamée. La bière est fraîche. Surgit alors l’idée de toréer une vache a campo abierto, au plein milieu du campo. La vérité, c’est que Juan Leal l’avait derrière la tête, l’idée, depuis le début… C’est une sensation magnifique, de liberté, on est seul face à la vache, au milieu d’un paysage grandiose. C’est aussi très dangereux, puisqu’on est loin du moindre abri.

On s’embarque tous à l’arrière d’un quatre-quatre poussiéreux et tape cul. Deux cavaliers vont choisir une vache au milieu du troupeau, qui s’enfuit à notre arrivée. Ils arrivent assez vite à en séparer une, assez forte, une belle vache qui, éloignée de ses comparses, va se défendre et attaquer les leurres…

 

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Le retour vers Séville est tranquille, apaisé : on s’est tous tellement régalés qu’une douce lassitude règne dans la voiture. Du coup, on dit moins de mal des gens…

A côté de moi, Juan cherche le moindre filet de couverture pour regarder, sur son téléphone, les dernières nouvelles du mundillo.

Pour la plupart des aficionados, la route du toreo est droite, et ne suppose aucune réflexion particulière : si on démontre de bonnes dispositions devant les novillos, on prend l'alternative, on coupe des oreilles et on devient une vedette. Tout ça dans un calendrier déterminé. Si ça ne se passe pas ainsi, pour eux, quelque chose cloche. Et c'est vrai qu'on en a vu combien, des novilleros prometteurs, disparaître aussitôt l'alternative prise ? Une ou deux corridas par an, et ce cercle vicieux qui veut que lorsqu'on toréé peu, on n'acquiert pas le bagage technique et l'expérience qui permet de triompher devant tout type de Toros. Alors on retient sa tauromachie, on ne coupe pas les oreilles qu'il faudrait, et on continue à toréer deux fois par an. Puis on disparaît enfin, après des années de lutte avec soi-même, avec les rêves non réalisés...
Pour Juan Leal, l'histoire est un peu différente. Et c'est justement ça qui m'intéresse, qui me fait lever si tôt alors que la soirée a été longue et la nuit courte. Parce qu'il sait tout ça, - et Maurice encore plus ! - Juan a, dés le début, essayé de penser sa carrière d'une autre manière : ne pas tout accepter comme un mort de faim, se dire qu'on a le temps de confirmer son alternative à Madrid ou de rentrer dans telle ou telle grande féria, et qu'il vaut mieux y aller quand on est réellement prêt pour le faire.
Il me semble que la stratégie de Juan Leal est basée sur quelques idées simples. 1) Il y a de plus en plus de toreros pour de moins en moins de corridas. Certains organisateurs en profitent pour brader les cachets. On ne doit pas accepter de toréer pour des clopinettes, comme malheureusement de plus en plus de ses compagnons - y compris ceux qui auraient la force de refuser... - acceptent de le faire. Ça ne rend service à personne. 2) C'est une erreur de laisser croire aux gens qu'on peut, en prenant l'alternative, rivaliser vraiment du jour au lendemain avec les vedettes du circuit. Le bagage technique indispensable - celui qui ne se voit pas forcément - doit s'acquérir de toro en toro, de mois en mois, de saison en saison. 3) Il est nécessaire que les aficionados comprennent comment un torero se prépare, comment il progresse - l'idéal serait qu'ils sachent se rendre compte dans l'arène, de corrida en corrida, des progrès réalisés, qu'ils y soient attentifs lorsque ça se produit, plutôt que de juger à partir des rumeurs et des idées reçues. 4) A partir de tous ces principes, une carrière se construit, se pense, avec et contre les aléas du toro, et advienne ce qui doit arriver.
On laissera de côté les critères de la guerre interne. Ceux qui consistent, pour certaines vedettes en place, à barrer la route à toutes les nouveautés qui risquent de leur faire de l’ombre. Ceux qui font que, lorsque votre apoderado n’a pas d’arènes ou d’influence pour pouvoir échanger votre engagement contre quelque chose, c’est plus compliqué.

Mais restons du point de vue des aficionados, puisqu’au moins ça, nous pourrions le contrôler : les gens ont tellement peur d'être pris en défaut, qu’on puisse penser qu’ils n’ont pas tout compris, tout jugé (pour l'humilité, on repassera souvent...) qu'ils cataloguent, qu'ils tranchent et qu'ils condamnent sans regarder vraiment. C'est une faute qui, bien sûr, nous arrive à tous. Gardons nous en...

Juan Leal a progressé, ces derniers mois, de manière déterminante. La saison prochaine devrait en apporter la preuve. On souhaite que les portes des arènes qu'il mérite s'ouvrent à lui, et que les aficionados sachent voir ce qu'il fait réellement, à présent, devant les toros.

 

Le lendemain soir, c’est à un autre double exercice que se livre Juan Leal dans sa cuisine : la préparation d’une zarzuela succulente, et l’interview qui nous permet de faire le point sur sa carrière. La zarzuela était de puerta grande. Pour l'interview, jugez vous-mêmes...

 

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