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Ce jeudi-là

Le jeudi qui précède la semaine sainte est à Séville un jour très spécial. Même si à vrai dire, chacune de ces journées de printemps est unique. Chacune porte en elle une première fois.
Première fois de l'année qu'on retrouve sur son pare-brise une pellicule de neige de printemps, qu'en s'approchant on identifie enfin : fleurs d'oranger (il y avait ce matin dans la calle de Castelar un petit camion de la mairie, et trois hommes qui s'affairaient à tailler les orangers sur le trottoir. Évidemment, vue la floraison, on aurait dû faire ça le mois dernier, mais bon, l’explosion de parfums n’en est que plus spectaculaire, et puis on n'imagine pas le travail que c'est d'apprêter cette ville pour ne rien faire.

Première fois que les vieilles gitanes noires ramènent sur les marchés les grandes brassées d'asperges sauvages, ces trigueros montées juste en graines qui vous font exploser de saveur les moindres œufs brouillés.

Première fois qu'on prend le temps de s'assoir sur un banc d'azulejos des jardins du Murillo, et d'écouter comme un anthropologue la conversation des deux jeunes filles du banc voisin. Le digo... Me dice... Le digo... Me dice... Entonce le digo...
Cuchame ! Répond sa copine. Le digo... Me dice... Celle-là n'a pas grand avenir dans le métier de dialoguiste...

La Cadena Ser a installé un stand place de l'incarnation, sous les champignons du nouveau marché. Deux hôtesses y distribuent les "programmes de main" de la semaine sainte. Un petit livret dans lequel on trouve la présentation, une à une, de toutes les confréries qui s’apprêtent à défiler à partir de dimanche. Il y a toutes sortes de guides, plus ou moins complets, plus ou moins détaillés. L'idée, c'est de savoir, jour après jour, heure après heure, dans quelle rue se trouve, à quel endroit exact, telle ou telle hermandad. On peut ainsi se poster, courir de l'une à l'autre en tentant d'éviter les rues barrées, les places fermées, ce que l'on n'arrive jamais tout à fait à réussir... Et c'est précisément ce jeudi, celui qui précède le dimanche des Rameaux, que les journaux et les grandes fondations publient et distribuent leur guide.
On fait donc la queue (on est à Séville !) pour récupérer les précieux livrets. Un jeune couple passe : "Pardon, vous faites la queue pour quoi ?" On se mord les lèvres pour ne pas répondre : "On n'en sait rien !" ce qui serait la plus douce des réponses sévillanes, mais un voisin plus vif choisit de dire la vérité. Les deux jeunes prennent place dans la file derrière nous.

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En remontant vers Campana, on jette un œil dans l'église de l'Université : le Palo de la vierge est là, et son grand manteau dressé en majesté. Mais la Vierge n'est pas là, pas encore. Manteau vide, creux, image forte d'une absence.

Au coin de la rue, en face de l’église, je m’arrête devant le kiosque. Il y a un an et demi, j’étais exactement au même endroit, le mardi 28 octobre 2014 vers 11 heures. J’achetais mon journal. Mon téléphone a sonné et j’ai vu surgir au même moment, devant moi, le jeune torero Pepe Moral. Coup d’œil au téléphone : c’est Zocato qui appelle. Je décroche en me jetant dans l’abrazo traditionnel avec Pepe. « C’est Zocato ! » lui dis-je. « Embrasse le pour moi ! » et il repart à grandes enjambées. Je reprends Vincent, qui m’annonce la mort de José Mari Manzanares : « On l’a retrouvé ce matin dans sa finca, près de Caceres. On pense que c’est une crise cardiaque. 61 ans ! » Zocato a, dans ces cas-là, une voix grave et douce. Je l’écoute en regardant le dos de Pepe Moral qui s’éloigne, gai et en pleine forme, qui ignore tout de ce qui vient d’arriver. Impossible d’oublier ce moment. Chaque fois que je passe à ce coin de rue, tout me revient. Comme la tête des deux charcutiers du marché de l’Incarnation, à qui, quelques minutes plus tard, j’avais appris la nouvelle : une magnifique photo de Manzanares trônait au dessus de leur étal. Je leur avais dit « Vous savez qu’on vient de le retrouver mort ? » Et les deux s’étaient figés, massifs, sinistres, le regard fixé sur moi, un large couteau dressé à la main droite…

Au Jueves, le marché aux puces de la calle feria, deux stands de circonstances présentent ce matin quelques dizaines de robes flamencas d'occasion, de toute tailles, d'inspirations diverses : chaque année, la mode impose un autre code de couleurs, de tailles de pois, de largeurs de rayures. La Féria commence dans un mois, et les pauvres se contenteront des codes des années précédentes...

Constitution

Sur la grande avenue de la Constitution, entre la mairie et la cathédrale, les petites mains de la voirie s'affairent à boucher, à coups de truelle, le creux des rails du tramway, dont le trafic est depuis hier interrompu à hauteur des Archives des Indes. Il ne faudrait surtout pas qu'un costalero distrait ou un pénitent en extase se torde la cheville dans le sprint final vers la Giralda... Alors on patasse les rails d'un épais goudron odoriférant que l'on fera sauter, dans dix jours, au marteau et au burin. Mille tâches éphémères, répétées d'année en année pour la semaine sainte, puis pour la feria. Toute une ville organisée autour de ses propres exceptions, de l'idée de "vacance", d'absence organisée du travail, de l'heureuse négation de l'ordre marchandisé des choses. Même si, pour s'arrêter ainsi de date en date, ça demande un peu de travail...

Alfalfa_Pancartes

Ce jeudi, dans tout le centre ville, un petit milliard de classes de collège se sont donné rendez-vous, avec leurs uniformes colorés et leurs enseignants totalement dépassés, pour un jeu de piste éventuellement instructif qui consiste à recopier des dates ou des noms sur les plaques de rues ou les azulejos commémoratifs du quartier de Santa Cruz. Pour ce qu'on en a compris. Tout ça hystérise dommageablement les rues ensoleillées, bouscule les effluves de l’Alcazar et effraie les oiseaux (spécial dédicace à ce lecteur qui, hier sur Facebook, après avoir lu le texte sur la quincaillerie du Salvador, disait de moi dans un commentaire : « Un vieux réac, quoi !… » C’est nouveau pour moi, mais il me faudra bien vivre à présent avec cette nouvelle réputation furieusement tendance !...).

Dans les petites rues autour de Santa Catalina et de la place de Los Terceros (là où se trouve mon bouquiniste préféré), les habitants du quartier dressent petit à petit le long de leurs balcons les longues toiles rouge foncé brodées d'or, parfois habillées d'une grande palme sèche. C'est à ça que l'on reconnaît qu'ici passera une ou plusieurs processions.
C'est jeudi, trois jours avant le dimanche des Rameaux. Séville s'apprête pour un de ses plus beaux rendez-vous avec elle-même...