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Le hasard et la nécessité

Dimanche 20 mars 2016

Un des principes majeurs de la Semaine Sainte à Séville, c’est que rien n’est laissé au hasard. Mais que c’est toujours lui qui triomphe…

Cette première journée des processions officielles, Dimanche de Rameaux, était placée sous le signe de la pluie : tous les instituts unanimes prédisaient 90 % de probabilité d’averses, tout au long de la journée. Autant dire que c’était mal parti pour voir un seul pénitent dans la rue : sur les neuf processions annoncées dans le programme officiel, la plus rapide (la Borriquita) met quand même près de cinq heures à revenir à son Temple, et la plus lente (La Paz), douze heures ! Et aucune Confrérie ne se risque à sortir ses riches et fragiles pasos, ses dorures et ses velours brodés, si la météo nationale ne leur assure pas un temps sec et calme, et qu’aucune goutte ne viendra troubler le ciel qui les accompagne.

Or, dimanche matin, la pluie, qui était tombée avec force et constance jusqu’à dix heures passées semblait, de l’avis de tous, condamner la journée entière. Tout le monde se résignait donc à un faux départ, et aux traditionnelles scènes de pleurs des plus petits à l’entrée des églises. On se demande souvent si les journalistes ne pincent pas en douce ces petits enfants de trois ou quatre ans déguisés en curé - les seuls curés dont on est sûr que s’ils se mettent à tripoter leurs petits copains, c’est juste pour leur piquer leurs caramels, et rien d’autre… - pour être sûrs qu’ils vont pleurer devant tant de malchance, pensez, ça fait un an qu’on attend ça, processionner, et patatras, les cieux s’ouvrent et nous envoient leurs nuées ! On se le demande, mais lorsqu’on a la chance d’assister une fois, à l’intérieur de l’église, avant que les portes ne s’ouvrent, aux derniers préparatifs (j’ai eu ce privilège une année dans le Temple de Los Negritos), et qu’on côtoie à cette occasion l’hystérie destructrice de quelques mères au bord de la crise de nerf, on comprend que les gosses éclatent en sanglots dès qu’on leur adresse la parole…

Bref, tout était prêt pour le déluge et l’annulation dans les règles, et pour finir, on a rarement eu un aussi beau temps à cette période de l’année.

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Sur le pont de Triana, le premier paso de La Estrella : Jésus prie, assis sur un des rochers du Golgotha

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Toutes les Hermandades – La Borriquita, Jesús Despojado, La Paz, La Cena, La Hiniesta, San Roque, La Estrella, La Amargura et El Amor – prévues pour ce Dimanche de Rameaux, ont donc pu suivre leur itinéraire assigné, « faire leur station de pénitence » à la Cathédrale de la Giralda, et rejoindre leur église sans aucun problème. Dans la douceur sèche du soir…

Un dimanche délicieux, des milliers de sévillans souriants dans la rue, les bars et les kiosques, une bonne humeur familiale, bon enfant et attentive aux autres. Cette ville comme on l’aime…

Bien sûr, petit à petit, la Semaine Sainte à Séville suit tragiquement son époque. On sait que chacun des pasos qui sort est désormais doté d’un GPS, relié au Cecop (Centro de Coordinación operativa), chargé de « gérer » les obstacles et les retards de dernières minutes. « Hay gente para todo », comme disait fort justement Rafael El Gallo, un jour qu’on lui présentait le philosophe Ortega y Gasset… Qu’aurait-il ajouté si on lui avait dit qu’en 2016, en plus du GPS, on installerait sur chacun des pasos un défibrillateur, au cas où. On se gardera bien de blaguer là-dessus (on a pas dans son cœur une confiance telle qu’on puisse déconner avec ça), mais quand même, vous avouerez que ça fait un peu drôle ! D’autant qu’on n’a pas réussi à savoir où ils le planquaient. Sous les robes de la Vierge ? Dans le cartable de Saint Jean, ou sous la jupette d’un garde romain ?...

Des nouveautés, il y en a cette année pour tout le monde. Car un des traits caractéristiques de Séville – changer pour ne jamais rien changer – s’applique aussi à toutes les machineries secrètes de la Semaine Sainte. Ces dernières années, la crise, qui frappe aussi les Hermandades, les avait contraintes à l’austérité et la patience. Mais en cette dernière semaine du mois de mars 2016, on inaugure enfin, que l’on n’a encore jamais vu :

Le nouveau manteau brodé de la Vierge del Rocio de la Rédemption ; la croix d’argent du paso de la Piedad ; les nouvelles broderies du palio de la Dolorosa de Sainte Geneviève ; la statue de Saint Jean sur le paso de los Javieres ; les pleureuses du Dulce Nombre ; celles de Monte-Sion ; l’étendard (Sinpecado) de l’Hermandad du Musée ; la nouvelle tunique de San Benito ; les jarres d’argent de la Vierge du Refuge de San Bernardo ; l’écusson pontifical de Los Negritos ; les dorures du Señor de la Sentencia ; les chérubins du Christ de la O ; les candélabres de las Cinco Llagas ; les broderies de la frise arrière del Sol ; les jupons de la Vierge de Padre Pio ; le manteau de velours vert de la Dolorosa de la Rédemption…

 

En début d’après-midi, au bout de la rue Castelar, celle de l’hôtel Vinci Rabida, où nombre de toreros s’habillent pour la féria d’avril, la confrérie du Jesús Despojado a mis à la rue ses épatants musiciens, ses pénitents et ses deux pasos.

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A la sortie du paso de Jesús Despojado, un homme, perché sur le balcon du premier étage d’une maison voisine, a lancé une magnifique saeta…

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La Confrérie du Jesús Despojado est une des premières à inaugurer la semaine Sainte à Séville. Le premier paso représente Jésus, dépouillé de ses habits. C’est le moment où, avant le Golgotha et la crucifixion, il est mis à nu par ses persécuteurs, qui se partageront ensuite ses vêtements en les tirant au sort (en les jouant aux dés, crois-je me souvenir). La scène est surveillée par deux romains.

L’église d’où sort la procession est située dans un coin de la petite place de Molviedro, noire de monde pour l’occasion.

C’est très difficile de dire pourquoi la sortie du Jesús Despojado a été aujourd’hui une réussite parfaite. Ça reviendrait à pouvoir expliquer ce qui fait le génie de la Semaine Sainte sévillane. Sans se référer jamais à la religion catholique, ou à ses signes les plus évidents dans lesquels on baigne pourtant, mais qui n’ont au fond rien à voir avec ça (paradoxe suprême), il faudrait pouvoir dire la perfection de l’être ensemble de cette foule attentive, respectueuse, la justesse et la profondeur infinie de cette musique, jamais entendue jusque là, du petit miracle de la lumière sur l’or des candélabres, de cette odeur d’orangers en fleur, du sentiment de partager avec les autres quelque chose de meilleur que nous tous…

La sortie du Jesús Despojado, c’était un tout parfait, du moment où la merveilleuse banda de cornets et tambours de Notre Père Jésus le Captif a fait semblant d’arriver par la rue Castelar pour chercher le premier paso du Christ, jusqu’au dernier roulement de grosse caisse accompagnant le palio de la Vierge, dans la dernière image de dos de son manteau vert foncé et or, en passant par la saeta extraordinaire de ce jeune ténor plein de musicalité et de force : tout a merveilleusement marché. Et les cieux alors auraient pu se fendre, et toute l’eau des nuées s’abattre sur nous, on aurait quand même béni cette journée parfaite. Sans parler des petits sandwiches à l’omelette du Vinci, des joues de porc en sauce et des albondigas de choco de chez Ana, à la Relojeria, de la salade de gambas et de la bière merveilleusement glacée de La Raza, ou bien encore du Champagne et des torijas prélevés au passage à la maison, juste avant de repartir dans le Parc de Maria Luisa pour suivre en une dernière procession la Vierge de la Paz, menue, blanche et légère…

Voilà ! La première journée de Semaine Sainte est finie. Il est minuit passé. On a les jambes lourdes et la tête dans les nuages. Cet étrange voyage s’achèvera dimanche prochain, dans six jours, et la saison tauromachique de la Maestranza pourra alors débuter avec une corrida de Garcigrande, Morante de la Puebla, José Mari Manzanares et Talavante. Les maudits, les parias, les pharisiens de ces dernières saisons sont de retour. C’est bien simple : ici, il ne s’est rien passé…

 

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