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Un avril à Séville (14)

 

Jeudi 14 avril : Manuel de savoir vivre au lendemain d'un indulto...

Cette nuit, on a eu du mal à s'endormir. C'est pour des moments comme celui-là que l'on fait tous ces kilomètres, que l'on supporte ces après-midi d'ennui, la pluie et le vent, les conversations imbéciles des savants de circonstance... Et puis un jour, juste comme on va désespérer (ma chronique d'avant-hier sentait un peu le gaz !...), un toro sort, et il vous redonne de l'appétit pour vingt ans. Miracle du toro !...
Le lendemain matin, on se réveille et on constate qu'on n'a pas rêvé. Tout ça a véritablement eut lieu. Ce toro si impressionnant, si bien toréé, si parfaitement conforme au toro parfait qu'on attend toute sa vie d'aficionado, il est sorti hier à la Maestranza, et on y était. On repense à tous les grands toros comme celui-ci qu'on a eu la chance de voir. À la fin, lorsqu'on raccrochera définitivement son abono, on en aura peut-être vu sept, huit, dix ? Sur des milliers. Alors devant son premier café de la journée, on se dit qu'il faudra aussi vérifier son bulletin d'Euromillions...
Après, devant la centrifugeuse d'Internet, qui s'affole autour de la nouvelle et de ses commentaires, on se dit : surtout pas de vidéo. Pas d'images qui bougent. C'est inutile, on ne retrouvera rien de ce qui est entré en vous pendant ces vingt minutes-là. Peut-être à la limite la photo de Maurice... Parce qu'elle ne dit rien du toro et du torero (le cadrage est hyper serré, on voit la tête du toro penché sur le sable, un bout de muleta et une cheville) et qu'elle dit tout de leur rencontre. D'abord l'œil. Grand ouvert, fixe, avec une force étonnante. Puis la corne qui glisse sur le sable, et le mouvement que l'on sent, tout entier, du toro dans la muleta. Le poids, la force, la douceur...

Photo Maurice Berho

Photo Maurice Berho

Ne pas non plus lire la presse. La tentation est forte d'acheter tous les journaux, et d'en faire une "revue" comme disent les militaires ou les danseuses du Crazy Horse. Ne pas s'exposer aux limites du vocabulaire. Ni aux mauvaises surprises : dans le Diario de Sevilla, ce matin, Luis Carlos Peris consacre sa colonne... aux Jandillas d'avant hier ! Vas-y Papet ! Si tu veux écrire dans le journal, il faut essayer de suivre ! Bien sûr, c'est compliqué d'écrire en vitesse à la sortie de la corrida, avant que le journal ne boucle et que maman ne serve les nouilles. Mais quand même ! Vingt lignes sur la faiblesse des toros de Borja Domecq, et sur le fait que cela fait peser une menace plus sûre que celle des antis sur la corrida (c'est très original, on n'avait encore jamais lu cet argument !) alors que Victorino vient de mettre un bain bien salé à toute la cabana brave andalouse (ou presque), c'est ridicule, et grave compte tenu des enjeux. Le lendemain des attentats du Bataclan, lui, il a dû faire une chronique sur le fait qu'en général, la musique est trop forte dans les salles de concert, et que ça peut provoquer des dégâts pour l'audition des jeunes...

Fuyez aussi vos amis. Vous savez bien qu'ils vont rabâcher, refaire cent fois la faena, comme si cela se pouvait. Qu'ils vont, avec une légère condescendance, insister sur le fait que Manuel Escribano, finalement, n'a pas été si mal... Non, restez seul. Tout seul. C'est l'unique manière de déguster lentement ce qui reste en vous.
Pas la peine non plus de faire un tour au Rastro de la calle Feria, le marché aux puces du jeudi : vous savez que vous ne verrez rien, et que même si un Caravage poussiéreux tombait d'une fourgonnette juste devant vous, vous seriez incapable de le voir. Alors sortez tranquillement, et allez faire des courses, par exemple celles que vous aviez prévues de faire AVANT... Avant que ça n'arrive. Un bouchon de Cocotte-Minute au Corte Ingles de San Pablo. Des capsules de décaféiné à la nouvelle boutique de la calle Rioja. Comme si de rien n'était.
Rentrez chez vous, mettez la petite épaule d'agneau au four, 150 degrés, pas plus : on a le temps. Et quand tout sera fini, après une petite sieste, habillez vous léger, et vers dix huit heures quinze, retournez aux arènes. Comme hier...

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Le vrai luxe, c'est ça : monter dans les gradins très tôt, pendant que les glaçons sonnent encore, en terrasse, dans les gins tonics et les whiskies coca. S'installer, ouvrir sur la tablette Le Monde du jour, et lire la colonne de Pierre Michon.
"C'est à Vérone, dans la perfide Italie de Machiavel et du pape. En été. Il y a une alouette le jour et un rossignol la nuit ; des bals, des mises en terre ; des épées prestes aux mains de jeunes emportés, car la noblesse est excès ; le ciel, ici bas, sous forme d'une toute jeune fille ; l'immensité de nos désirs et la nullité de nos moyens ; et tout le branle-bas de l'imagerie du monde, saisons, étoiles et lunes, leur diversité sans fin dans le même : on les surcharge de sens, mais elles ne signifient rien. Une précipitation des hommes, des actes, des hasards. Une grande hâte à aller au pire."
Michon parle de Shakespeare, mais en est-on bien sûr ? On lève les yeux, on voit le ruedo du Barratillo, on pense à l'immensité de nos désirs et à la nullité de nos moyens... Puis les clarines sonnent, et tout recommence...

Treizième corrida de l'abonnement : Le retour du beau gosse
Pas loin du plein. Six Toros de Nuñez del Cuvillo pour Sébastien Castella, bleu roi et noir (silence et silence). José Mari Manzanares, sang de toro et or (oreille et oreille), et José Garrido, noir et or (salut aux tiers après deux avis et ovation)
Sébastien Castella avait la lourde tâche d'ouvrir la corrida du "jour d'après". Mais ses toros étaient hélas aujourd'hui ceux du jour d'avant, et lui ne semblait avoir qu'une envie très mesurée.
José Mari Manzanares a enfin retrouvé ses gestes d'avant le doute, ceux qui plaisent à la Maestranza. Il eut deux bons toros, qu'il toréa comme on le fait ici. Mais on ne peut pas dire qu'il s'engagea au delà du raisonnable. Et surtout, comment dire, on avait encore dans la rétine cette impression de sauvagerie d'un autre âge qui nous chavira hier, et qui fait toute la différence. Du coup, on eut un peu de mal à vibrer...
José Garrido est un torero engagé, juste, très courageux et technique. Il a impressionné, face à deux adversaires très compliqués. Il prit des coups, et déchira son pantalon. On le reverrait volontiers. Lui, pas son pantalon...

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Miscellanées gourmandes à Séville (15)

Le monde se divise en deux. On veut dire le monde de la media tostada, ce qui revient à peu près au même. Il y a ceux qui se contentent d'ouvrir un petit pain et d'y glisser une tranche de jambon de montagne issu de cochons roses élevés industriellement, et pré-coupée à la machine, et puis il y a ceux qui vous aiment.
Depuis de très nombreuses années, le Bodegón Alfonso XII, tout près du Musée des Beaux Arts, propose des tostadas parmi les meilleures de la ville. Le décor est génialement dysneyisé (ah les vielles pierres vernies des piliers !...) et la clientèle très populaire. Comment font-ils ? L'équilibre entre le fondant tiède du pain, le velouté de l'huile et la saveur forte du jambon, tout est parfait.
Perfection qui doit venir des produits. Le jambon, choisi chez le même éleveur depuis tant d'années, tranché au couteau, devant vous, en fines lamelles, la qualité du pain et de l'huile.
Vous irez un jour ou l'autre au Musée : c'est toujours ce qu'on se croit obligé de faire dans un voyage normal. Mais là, vous aurez raison : le Musée des Beaux Arts de Séville est gratuit pour les citoyens européens, il est organisé autour de patios délicieux, son wifi est libre, et accessoirement, sa collection de Zurbarán, de Murillo et de Ribera est magnifique.
Mais surtout, avant d'entrer, vous pourrez, au bout de la rue Alfonso XII, déguster la meilleure tostada du monde...
Autrement, le menu du jour est à huit euros, et la carte révèle, à d'autres heures, de bonnes surprises, comme la variété impressionnante des montaditos, petits sandwiches délicieux...
Bodegón Alfonso XII, 33

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