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Un avril à Séville (15)

 

Vendredi 15 avril : l'encaisseur de dîmes

Dix-huit heures trente huit. José Antonio Morante de la Puebla vient d'accueillir le premier toro de l'après-midi par quatre somptueuses véroniques, lentes, veloutées, creusées dans son propre corps. Une cinquième accrochée et la demie finale font exploser la Maestranza. Quelques gins tonics finissent en écume fraîche sur les épaules des voisins. On se dit qu'on a vu le meilleur, ensemble. On est à deux doigts de repartir... On verra plus tard qu'on aurait eu tort.

Pierre Michon, encore, la fin de son billet d'hier, dans Le Monde, consacré à une réédition de Romeo et Juliette de Shakespeare. On dit pas ça pour rire : l'écriture de Michon a la puissance, la profondeur et la présence d'un toro de Victorino : "Mais être lecteur de Shakespeare, comme nous le sommes tous, est une sorte d'hérésie ou de déchéance. Car cela n'a pas été écrit pour qu'on s'en délecte dans le silence, la solitude ; mais pour qu'une foule mélangée y communie dans les mêmes rires, les mêmes larmes : dans un théâtre populaire. On relève la tête du livre, on entend comme des larmes. Des fantômes de larmes. Les vraies furent versées à Londres, vers 1595."
On parle beaucoup, ces jours-ci à Séville, de Cervantes, dont on célébrera, samedi prochain (le 23), le quatre centième anniversaire de la mort. On parle moins ici de cet autre monstre littéraire, Shakespeare, mort le même jour, la même année, à Stratford sur Avon. Le 23 avril, comme Cervantes, extraordinaire coïncidence. Tous les deux écrivant à la fin du seizième siècle d'immenses œuvres populaires, faites "pour qu'une foule mélangée y communie dans les mêmes rires, les mêmes larmes"...
L'essence de cette fête populaire, de cette communion, elle est au coeur de la Feria, elle court dans les cassettes et les rues du campo. Elle lie aussi entre eux, chaque après-midi, douze mille personnes serrées sur les gradins de la Maestranza.

Cobradiezmos, le toro gracié, est rentré chez lui à Las Tiesas, près du tio Tajo...

Cobradiezmos, le toro gracié, est rentré chez lui en Extrémadoure, à Las Tiesas, près du rio Tajo...

Cobradiezmos, le toro gracié avant-hier à Séville, est devenu une des vedettes du web. On nous donne régulièrement, depuis deux jours, de ses nouvelles. Dans la nuit qui a suivi sa grâce, il est retourné à la finca de Las Tiesas, propriété de la famille Victorino Martin. Il a retrouvé ses pâturages, et a été soigné dans la matinée d'hier. En général, ce sont les blessures provoquées par la pique qui sont les plus préoccupantes. Les banderilles, c'est un peu comme quand on se coupe en pelant les pommes de terre. Ça empêche rarement de manger les frites. Ce matin, Cobradiezmos s'est remis à boire et à manger. C'est très bon signe. Il va se reposer quelques mois puis, lorsqu'il sera tout à fait prêt, il entamera sa carrière de reproducteur. Jusqu'à la fin de sa vie, il sera ainsi laissé en liberté dans les prés, avec les vaches de Victorino Martin... On évitera les bonnes blagues de mecs, parce que désormais, ça fait penser aux soixante dix vierges des autres crétins...

Je pensais aussi ce matin à Manuel Escribano, qui a gracié ce toro. Ce n'est pas lui faire injure de dire, comme le souligne toute la presse, qu'il a été simplement à la hauteur du toro, ce qui est déjà énorme. Mais il n'a pas non plus apporté de génie propre inoubliable, de touche personnelle forte, aux charges de Cobradiezmos. Quoi qu'il en soit, son nom restera à jamais lié à cet événement historique. Mais ce doit être étrange pour ce garçon de se dire qu'il a vécu là la plus grande journée de sa vie de torero. Que tout ce qui lui arrivera à partir de maintenant sera moins bien. Pas forcément facile à penser.

Les soins prodigués au toro dans le couloir prévu à cet effet

Les soins prodigués au toro dans le couloir prévu à cet effet

Victorino Martin père et fils, au lendemain de l'indulto

Victorino Martin père et fils, au lendemain de l'indulto

Corbradiezmos, le nom du Toro, signifie : "celui qui récolte les dîmes." Les impôts. C'est exactement le métier que Cervantes exerce dans les années qui précèdent l'écriture du Quichotte. Il est envoyé en Andalousie pour cobrer les diezmos. Il aura quelques différents avec son administration sur l'interprétation des comptes, et passera quelques mois en prison. À l'occasion de l'anniversaire de sa mort, la Bibliothèque Nationale d'Espagne vient de mettre en ligne un site internet consacré à son œuvre, et aux innombrables ressources qu'elle possède en ses collections sur tous les thèmes cervantins (http://cervantes.bne.es/).

Le site n'est certes pas un modèle de design et d'invention, mais il y a par exemple une biographie très complète et très riche de Cervantes. J'ai bien conscience qu'on doit pas être nombreux à s'intéresser à ça, mais quand même ! Et si l'on est patient, on peut se promener dans l'incroyable collection de peintures, gravures, dessins, affiches, livres et photographies de l'impressionnant fonds iconographique.
Le 9 septembre 1958, le comédien américain Tyrone Power est de passage à Madrid. Il se promène sur la Gran Via, et Vicente Ibáñez, un photographe ambulant, le reconnaît. Ils échangent quelques mots, et Ibáñez le convainc de poser aux pieds du monument qui représente Don Quichotte et Sancho Panza. Cette photo, parmi des milliers d'autres, fait désormais partie du fonds Cervantes de la Bibliothèque Nationale d'Espagne. Tout un patrimoine, auquel on peut accéder en quelques clics...

Tyrone Power devant la statue du Quichotte et de Sancho Panza

Tyrone Power devant la statue du Quichotte et de Sancho Panza

Le fils de Sancho Panza : un petit personnage à découper, et à habiller...

Le fils de Sancho Panza : un petit personnage à découper, et à habiller...

 

Douzième corrida de l'abonnement. Plein. Six toros de Nuñez del Cuvillo pour Morante de la Puebla, vert bouteille et or (silence et deux oreilles), Julian López El Juli, monseigneur Barbarin et or (salut aux tiers et salut aux tiers) et Andrés Roca Rey, Kermit et or (oreille et ovation).

Reçu au capote par le Juli, le second toro provoque une spectaculaire chute de cheval. Le picador, l'emblématique Diego Ortiz, reste un long moment d'émotion coincé sous son cheval. Il repartira en boitant un peu. Devant ce toro sans transmission aucune, Juli a été parfait. Des fois, la perfection, c'est pas très éloigné de l'ennui...
Au quatrième, le Juli insista jusqu'à se faire prendre brusquement. Coup de corne de quinze centimètres dans la fesse droite ! Techniquement, c'est un monstre. Il a rajouté ce soir l'envie et le courage.

Avec beaucoup de mérite, le jeune péruvien Andrés Roca Rey a lutté contre un adversaire compliqué, et un autre pire encore : le vent, qui balayait par rafales le coso, et qui dérobait la muleta au bras du torero. Quand on se fait passer les toros aussi près, c'est très embêtant... Mais Roca Rey a de la personnalité, et une tauromachie convaincante. Il triomphe finalement devant le bon Cuvillo, et coupe une oreille. Le sixième se chibrera une patte dans la faena.

Très bon aussi, dans la discrétion, le quatrième. Pero hoy, torea Morante !... Sa faena, - avec le délicieux détail d'un orchestre se transformant en musica de capilla, avec seuls quelques cuivres bas dans la retenue au plus profond de l'échange ! - tutoya les sommets. Lents, doux, soyeux, inspirés, on vit là les plus beaux muletazos de la Feria !... En espagnol, templer signifie aussi "accorder", une guitare ou un violon. La magie de la faena de Morante, c'est justement cet accord, cette connexion totalement relâchée et directe que le torero avait établie avec son toro. Ce monsieur est unique, et on est heureux de le connaître...

José Antonio Morante de la Puebla

José Antonio Morante de la Puebla

 

Miscellanées gourmandes à Séville (16)

C'est un des classiques de la matinée en Espagne. Le chocolate con churros se pratique aussi à Séville. De la même manière, évidemment, il conviendra de faire la différence entre les bars qui fabriquent eux-mêmes ces délicieux beignets frits, et ceux qui se contentent de les tirer d'un sac surgelé et de les réchauffer, insulte suprême et détestable.
Sur la Plaza del Duque, à quelques mètres au coin du grand magasin Corte Ingles - à ce sujet, on recommande, en fin de matinée, de monter jusqu'à la terrasse du cinquième étage et de prendre un verre devant le grand ciel du centre ville et de la Giralda... - on trouve un des plus fameux bars de la ville, le bar Duque, justement renommé pour ses churros, que l'on peut aussi prendre avec du café.
Si vous choisissez l'heure d'affluence de la pause matinale - entre dix et onze heures - préparez mentalement votre commande : ça va très vite, et on ne vous prêtera qu'une attention chronométrée. Ne laissez pas passer votre tour...
Bar Duque, Plaza del Duque s/n

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