Sur la table de nuit des toreros, dans leur chambre d'hôtel, le jour où ils toréent, il y a surtout deux objets, à quoi se résume aujourd'hui le nécessaire d'un homme qui voyage : un portefeuille, et un téléphone portable.
Il y a quelques temps, j'étais allé à l'hôpital visiter un torero qui venait de prendre un coup de corne. Il était onze heures du soir. Le torero sortait de la salle d'opération. Tout allait bien, à part les quelques corridas perdues avant le rétablissement complet. C'est alors que dans la chambre, entrèrent les cinq ou six hommes forts de la cuadrilla. Ils sortaient de la douche, changés de frais, et venaient visiter leur maestro sauvé des cornes. Le peon de confiance, celui qui accompagne toujours le torero, s'est avancé vers lui, avec un grand sourire. Il lui a donné le portable et le portefeuille qu'il venait de récupérer dans sa chambre d'hôtel. Le reste des affaires, fourré dans un sac, suivrait plus tard, dans la camionnette de la cuadrilla, jusqu'à son domicile...
Lorsqu'un torero sort de sa chambre d'hôtel pour se rendre aux arènes à l'heure de la corrida, il laisse sur la table de nuit le téléphone et le portefeuille. Les habits de lumière n'ont pas de poches. Comme les linceuls. Il laisse aussi, c'est la tradition qui veut ça, la télévision allumée. Quand un torero s'habille, la télévision est toujours allumée. Le plus souvent sur un programme de sport. Et elle reste allumée jusqu'au retour des arènes, comme une lumière dans la pénombre.
On ignore ce que la télévision retransmettait hier en fin d'après-midi, dans la chambre d'hôtel de Victor Barrio, à Teruel, pendant qu'un toro de Los Maños plongeait deux fois, longuement, la corne dans sa poitrine. Le Tour de France ? Mais l'étape pyrénéenne était finie depuis longtemps, et Chris Froom, le vainqueur du jour, devait déjà être immobile, allongé sur la table de massage. Table de jour. Non, la TVE devait diffuser un de ces programmes à l'eau de rose, où la violence sociale est codifiée dans les lois du spectacle.
Maintenant, Victor Barrio est allongé sur la table de l'infirmerie de Teruel. Les médecins ont déjà compris. Devant la porte, les rudes hommes de la cuadrilla pleurent, dans les bras les uns des autres. Dans le langage imagé de la tauromachie, lorsqu'un toro est dangereux, on dit "Huele a tela !", ça sent la toile : avant que les infirmeries d'arènes ne soient soumises à des normes strictes, on recevait souvent les toreros blessés sur une simple table recouverte de toile cirée. Huele a tela ! Pour le sang, un coup de jet, et hop !
Victor Barrio est allongé sur une table d'opération. On a dénudé son corps jusqu'à la taille. Les plaies à l'abdomen sont impressionnantes. Le chirurgien dit : "C'est fini..."
Sur la table de nuit de la chambre d'hôtel, près du portefeuille, le téléphone est muet. A la télévision, des starlettes de téléréalité s'insultent dans un brouhaha indescriptible.
Sur les réseaux sociaux, les anti-taurins commencent à se déchaîner...