Huitième épisode
Par Elvire Oliu Imbart
Constance était debout sur le bar, elle se déhanchait comme une cagole qu’elle n’était pas loin d’être. Pierre Fosca l’avait retrouvé dans une bodega bien trop bruyante pour son âge. Et elle ne l’avait pas vu. Elle n’était pas passée le prendre à l’hôtel. Il venait de comprendre pourquoi, et sourit. Cette jeunesse incapable d’honorer un engagement le premier soir de feria…
Fosca était perturbé. En arrivant au Nord Pinus, un pli l’attendait. Et personne à part son équipe, et Constance, ne savait qu’il descendait là.
En plus, il avait manqué la première corrida : ce putain de pli devait être analysé par la police scientifique… et trouver la police scientifique un jour de feria à Arles, c’était chercher un reste de caste chez un cabestro.
Il avait finalement tout laissé au commissariat local, qui transmettrait à Marseille. Lui avait simplement recopié le texte : « Avez-vous regardé du côté de l’UCTL ? »
L’Union de Criadores de Toros de Lidia. L’association des éleveurs de toros de combat, une instance espagnole qui s’appliquait à protéger ce qui reste encore à protéger… Un club de señoritos bien sous tous rapports, qui dégainent sans doute un peu trop vite leurs bulletins de vote du Partido Popular. Cette « Union » dépendait du ministère de l’agriculture.
Mais que pouvait-elle avoir à faire dans l’enlèvement de Mirande ? Et surtout pourquoi cette dénonciation, ici, en pleine feria d’Arles ?
Pierre commanda un Ricard.
Pierre recommanda un Ricard.
Il avait rendez-vous avec l’empresa d’Arles dans une bodega secrète. La bodega secrète que tous les aficionados rêvent de trouver… Chaque année, des légendes partaient de cet endroit. On raconte que certains toreros signaient toute leur saison entre le bar et l’entrée des chiottes…
Pierre Fosca y croisa Constance. Elle était décidément partout.
Elle était ivre aussi.
- Hé commissaire ! Vous faites quoi là ?
- Rien de passionnant ! Je « fais du temps », comme on dit en Espagne. Et puis je travaille…
- Venez on va danser…
- Non non !… Fosca s’éloigna rapidement de l’hystérie éthylique de Constance…
Le patron des arènes d’Arles arriva enfin. C’était une rencontre informelle, mais Fosca tenait à l’interroger. Il devait aussi maintenant tenter de comprendre cette lettre de dénonciation qui désignait l’UCTL.
Après deux heures de discussion, Pierre Fosca sortit de la bodega. Il avait comprit que l’UCTL était encore une piste foireuse.
D’après l’empresa d’Arles, la terre entière avait une raison d’en vouloir à Mirande. Ce qui faisait donc autant de potentiels suspects. Fosca avait déjà entendu cette explication des dizaines de fois… Tout le monde disait la même chose, mais personne n’était foutu de lui donner un indice un tantinet concret.
Pourtant, Fosca avait exploré la personnalité de Mirande. Et à part une tendance à vouloir tout contrôler tout le temps, rien ne pouvait expliquer une telle extrémité. Un enlèvement, a priori ça n’avait pas grand chose à voir avec une vengeance personnelle.
Il sortit de la bodega secrète où tout le mundillo français tentait de refaire un monde voué à disparaître. Il reconnut les amis de Mirande, ronds comme des queues de pelles. Ils gardaient sur eux cet air sérieux, surtout celui à la tête de philosophe grec, que rien ne semblait ébranler.
Devant le Nord Pinus, Constance était là. Elle l’attendait. Elle était saoule. Elle sentait la sueur mélangée à la fleur d’oranger. Fosca ferma les yeux et se souvint de cette grande brune sévillane qui sentait la fleur d’oranger du matin au soir…
- Faut que tu me dises ce qui est arrivé à ton pote… Il est mort, mais comment ?
- T’es pas un peu trop bourrée pour parler de trucs tristes comme ça ?
- Je suis pas bourrée, je suis un peu gaie, nuance…
Son rire, même pas cristallin, résonna sur la place du forum. Elle avait un rire démoniaque, et Fosca ne reconnut pas la jeune fille en larmes pétrie d’angoisse qui s’était effondrée dans son bureau…
- Vas-y raconte, viens on parlera en marchant on se gèle, de toute façon on se gèle toujours les burnes à Arles à la feria…
Ils partirent en direction du Rhône.
- Tu sais il n’y a pas grand chose à raconter…
- Y’a toujours quelque chose à raconter… Je vais te psychanalyser, je suis super douée.
- Rien que ça…
Au loin brillait Trinquetaille, et le Rhône énorme était noir et inquiétant.
Constance, pour une fois, ne parlait plus. Elle décuvait, placidement assise sur les marches d’un escalier.
- Alors…
- C’était fin des années 80… Avec Jean Dhombres nous étions vers Salamanque, dans le campo charro. On cherchait une finca, celle de Juan Luis Fraile, on avait entendu parler d’un tentadero, et Fraile en général acceptait les maletillas… Bref, on arrive, il était 11 heures du matin, et on devait déjà être quatre ou cinq maletillas à patienter, en essayant de se faire voir du ganadero. Et là, Fraile nous voit et nous dit tenez vous prêts. Vous pourrez sortir après les toreros aux deux premières vaches, pas une de plus.
Fosca regarda le Rhône. Il tentait de respirer normalement.
- C’est Julio Robles, un ami de la maison, qui tientait ce jour-là. Lorsqu’il en a eu fini avec la première vache, et sur un signe de tête de l’éleveur, je suis sorti en piste, et je lui ai pégué deux passes. Mauvaises, évidemment. La vache, qui avait l’air sans aucun défaut dans la muleta de Robles, venait directement sur moi. J’étais complètement dépassé. Elle a fini par m’attraper. Jean a sauté en piste pour m’aider et là, rien ne s’est passé comme prévu. Il a trébuché, la vache l’a attrapé au cou…
Constance avait aussi arrêté de respirer. Elle tourna la tête vers son sac et en sortit une bouteille de fino et deux verres.
- Bon on va boire hein…
- La mare de sang était énorme, moi je ne pouvais pas bouger, personne n’a rien pu faire. La finca est assez éloignée dans le campo : les secours ont tardé à venir. Il s’est vidé de son sang. Il est mort. En voulant me sauver…
Pierre Fosca pleurait. Ses premières larmes depuis dix ans.
- Tiens ! Bois ! Le fino, ça fait tout passer, surtout l’amertume.
Lucien Mirande mangeait une biscotte et tentait de faire passer une migraine naissante.
Un peu rétabli, il tentait toujours de comprendre le pourquoi du comment. Il était maintenant persuadé que Constance était impliquée dans son enlèvement et sa séquestration. En plus, cela coïncidait avec son absence. Ce week-end, c’était la feria d’Arles. Il l’imaginait aux toros, assise dans les arènes, dans une bodega en train de faire la fête, alors que lui gisait au fond d’une cave parisienne…
(à suivre samedi prochain)
Elvire Oliu Imbart est née en 1983. Catalane des deux côtés. Jeunesse à Montpellier puis Madrid et Almeria, où elle termine des études de lettres hispaniques, et Paris pour passer son diplôme de journalisme. Elle vit à Paris où elle exerce cette profession. Elle est mère d'une fillette "née 15 jours après la tarde historique de José Tomas à Nîmes en 2012 qui s'appelle Joséphine (mais c'est pas QUE pour ça...)". Les toros depuis toujours. Oloroso est sa première fiction...