Neuvième épisode
Par Elvire Oliu Imbart
Toujours assis sur les bords du Rhône, Constance et Fosca finissaient la bouteille de fino.
Le silence était typique de la feria : au fond, le brouhaha des bodegas, et devant, le clapotis du fleuve. Ils se laissaient faussement bercer par cette ambiance mortifère…
L’ivresse de Constance était revenue …
- Je suis pas bourrée, mais votre histoire, c’est quand même bien triste… Et même que je me demande si je vais pas gerber ma tristesse…
- Ah non ! gerbez pas…
- Non, je déconne, ça va mieux. L’air du large…
- Et vous ? Dites-moi, vous devez avoir un secret… Qui êtes-vous ? Vous êtes là, à Arles, seule, à traîner avec un vieux commissaire de police. On a connu des manières plus sympas de faire la feria…
- Moi ? Moi je suis en colère. Tout le temps… et personne ne m’écoute jamais. Regardez Mirande : je lui avais bien dit de se méfier ! Et non, que dalle !… Il ne m’a pas écouté, et voilà… Il est en train de crever la bouche ouverte dans une cave, au fin fond du cinquième !
Elle s’était levée. Dans un geste hystérique, elle jeta son verre dans le Rhône, et se mit à serrer les poings.
Fosca paniqua presque. Autant un dealer en manque, il savait gérer, mais une jeune fille de vingt-cinq ans, ivre au bord du Rhône, non il n’avait pas la formation nécessaire.
- Venez on va marcher…
La dernière phrase de Constance ne lui avait pas échappé, mais il se voulait prudent. Après tout, ils avaient beaucoup bu, tous les deux. Ils marchaient sur le quai de la Roquette. Constance, ivre, titubait tous les deux mètres, et Pierre ne comprenait qu’un mot sur deux…
- Et puis, j’vais vous dire, moi. J’ai peur de rien. Je fais même partie d’un gang de filles « Ni Dieu ni Maître ni Mari ». Savez quoi ? J’en ai marre du système patriarcal actuel. Ils vont tous payer.
Elle était devenue dure et sombre, loin de cette image de jeune fille en fleur dansant naïvement en sirotant des verres après une corrida.
- Qui va payer ? demanda Fosca tout doucement.
- Mirande le premier, répondit tranquillement Constance avec un sourire.
- Où est-il ?
- Dans une cave, dans le cinquième arrondissement.
- Vivant ?
- Je crois.
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? hurla Constance ? Mais parce que …
Constance se laissa tomber par terre se cognant violemment les genoux sur les pavés millénaires bordant le Rhône. Elle gémit et Fosca, tout soudain inquiet s’aperçut qu’elle pleurait, ses sanglots se faisaient plus forts. Doucement elle leva la tête.
Son visage écarlate et baigné de larmes était tordu de douleur. Loin de l’hystérique de tout à l’heure, Constance semblait remettre son habit de jeune fille plus ou moins normale.
- Je suis une traître je suis une traitre je suis une putain de traître hurla Constance …
Fosca la força à se lever et la portant à moitié, la déposa contre un mur. Il n’avait pas d’eau pour rincer ses genoux blessés ni même de mouchoirs pour éponger ses larmes qui, mêlées au mascara, laissaient deux sillons noirs sur son visage pâle.
- On va peut être reprendre depuis le début. Je vous ai confié ma blessure confiez moi la votre, dit le commissaire sans penser pour autant qu’une jeune fille de 25 ans puisse lui confier quelque chose.
Toujours un peu saoule, Constance le regarda presque tendrement.
- Oui renifla-t-elle… Je vais tout vous dire, mais je veux pas aller en prison. Je veux pouvoir continuer à aller aux toros.
A 25 ans, c’était son seul souhait de liberté : aller aux toros…
- J’ai trahi Mirande comme on menace de me trahir.
- Va falloir détailler… Surtout si vous voulez que je vous aide.
- Vous vous souvenez de Cyprien Lalonde, l’anti taurin que j’avais croisé au commissariat ?
- Le grand roux maigre des « Toros sont mignons » ? Vous êtes taupe chez eux, non ?
A ces mots là, Constance se mit à trembler et se remit à sangloter.
- Oui c’est ça, mais je me suis faite choper. Il sait qui je suis et pour qui je travaille. Il l’a su en fouillant dans mon portable alors que l’on prenait un verre un jour. J’étais partie aux toilettes en laissant le téléphone sur la table. Mirande m’a envoyé un texto, et c’est comme ça que Lalonde a fait le rapprochement. Oh il a été malin, quand je suis revenue à table, il n’a rien dit, et on s’est séparé normalement.
- Il s’est passé quoi ? Racontez moi, j’ai besoin de savoir.
- Plusieurs jours après, il a sonné chez moi, j’étais tellement étonnée de voir qu’il avait mon adresse… Il n’était pas seul, il était avec deux gars type skinhead super flippants. J’ai tenté de ne rien laisser paraître, mais il a bien calculé que j’étais terrorisée.
Fosca imaginait Constance seule chez elle avec deux skinhead et ce Lalonde, c’est sûr qu’elle n’en menait pas large. Il se demandait comment avait elle pu surmonter autant d’angoisse d’un coup.
- Là c’est parti en cacahuète, et j’ai vraiment cru que j’allais y passer. Il m’a menacé le Lalonde, il m’a dit qu’il savait tout, et que ses deux copains, des animalistes néerlandais, vous savez de ceux qui défendent des poussins en tuant un ou deux hommes en passant… ben ils étaient prêts à me faire passer un sale quart d’heure pour haute trahison, ou alors on trouvait un arrangement. Et l’arrangement, c’est Mirande. Son enlèvement.
Constance baissa la tête. Comme honteuse de ce qui allait suivre. Fosca devait la jouer fine pour tenter d’avoir la fin ou le début… Il avait du mal à tout comprendre, ou plutôt se refusait à comprendre que derrière l’enlèvement du président de l’Observatoire des Cultures Taurines, il y avait une jeune femme de 25 ans en larmes, en pleine feria d’Arles.
-L’arrangement ? L’enlèvement de Mirande ? Il vous ont fait du chantage, c’est ça ? Mais répondez, bon sang ! Dites-moi si vous savez où il est…
Mirande leva la tête et cru rêver. Deux hommes en uniformes noirs, cagoules et artillerie lourde, se tenaient devant lui.
- Monsieur Lucien Mirande ? C’est fini. Tout est fini, on va vous sortir de là.
Mirande, soutenu par deux gars énormes du GIGN, cligna des yeux en sortant… Il n’en revenait pas d’être en plein Paris, place des Grands Hommes, à deux pas du Panthéon.
- J’aurais pas pu trouver mieux comme tombeau pensa-t-il …
(suite... et fin, samedi prochain !)
Elvire Oliu Imbart est née en 1983. Catalane des deux côtés. Jeunesse à Montpellier puis Madrid et Almeria, où elle termine des études de lettres hispaniques, et Paris pour passer son diplôme de journalisme. Elle vit à Paris où elle exerce cette profession. Elle est mère d'une fillette "née 15 jours après la tarde historique de José Tomas à Nîmes en 2012 qui s'appelle Joséphine (mais c'est pas QUE pour ça...)". Les toros depuis toujours. Oloroso est sa première fiction...