Dixième et dernier épisode
Par Elvire Oliu Imbart
Le soleil chauffait le pont de fer qui enjambe le canal St Martin.
Pierre Fosca se tourna comme un tournesol et profita d’un rayon tiédasse sur son visage. L’Hôtel du Nord n’était pas loin, et la gouaille d’Arletty résonna en lui.
Il se surprit à sourire seul.
Au loin, il les aperçut, marchant côte à côte d’un pas rapide.
Constance faisait des grands gestes et Mirande la regardait d’un air étonné.
- Ah, le voilà ! cria Constance en direction de Fosca.
C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis la fin de l’affaire. Et Fosca en était content. Tout s’était bien terminé, et Constance avait échappé aux assises. Elle avait un casier judiciaire, mais elle allait pouvoir faire la feria de Nîmes sans problème.
Mirande avait refusé de porter plainte. Après tout c’était quand même lui qui avait plongé Constance chez les antis. Pour le reste et le pourquoi du comment, personne n’aurait pu deviner que toute une succession d’événements que Constance elle même ne maitrisait pas allait se retourner contre elle. Contre lui. Et mettre en péril des vies.
Dans cette nuit glaciale de feria d’Arles, Constance avait fini par gerber ses verres de fino, son angoisse et son soulagement quand Fosca lui apprit que Mirande avait été libéré.
Elle était néanmoins passée par le commissariat d’Arles, et malgré l’heure tardive elle devait déposer, et se voyait inculpée d’enlèvement suivi de séquestration.
Fosca se chargea de l’interrogatoire. C’était son enquête.
- Madame, vous devez m’expliquer quel était ce chantage auquel vous a soumit Lalonde ? Vous avez enlevé Mirande mais pourquoi ?
- Lalonde avait découvert quelque chose concernant ma famille et m’a menacé de tout dévoiler si je me refusais à…
Constance était toujours en état de choc mais semblait prendre conscience chaque minute un peu plus du mal qu’elle avait fait. Elle se dégoutait de tant de faiblesse et avait envie de voir Mirande.
- …si je refusais de faire du mal à Lucien Mirande. On avait prit les antis taurins pour des cons et à présent Lalonde voulait nous le faire payer… et si possible en touchant Mirande, qui lui faisait une vie impossible. Et qui évidemment incarnait toute la haine qu’un être humain peut avoir. Enfin bref…
- Et c’est quoi cette affaire de famille dont vous me parlez ?
- Mon frère est vigneron dans les Pyrénées Orientales. Il a un grand domaine entre Estagel et Millas… Il produit un Côte du Roussillon plusieurs fois primé à Paris… du très bon vin que l’on trouve sur les meilleurs tables de France…
- Et ?…
- Et vous vous doutez que tout cela à un coût… Mon frère se fait de l’argent grâce au trafic de cannabis de la cité St Jacques de Perpignan. Les mecs arrivent en go-fast depuis la Jonquère, vous savez le « putodrome » de l’Europe, à deux pas de la frontière espagnole ? Là ils ont récupéré du cannabis marocain tout frais, ils passent en France et quittent l’autoroute à Narbonne pour pouvoir perdre les flics dans les petites routes des Corbières et larguer argent et cannabis au domaine chez mon frère. Il prend son dû, et ni vu ni connu, un mec passe plusieurs jours après avec la marchandise planquée dans les cartons de vins.
Constance venait de dénoncer son frère, mais elle n’avait plus le choix. Tout était devenu beaucoup trop grave. Et si son frère faisait la mule pour de sombres trafiquants, ce n’était rien comparé à la violence des antis envers Mirande.
- Mais comment Lalonde a-t-il eu vent de ce trafic ?
- Je pense que ce sont ses deux amis néerlandais, ils font partis d’un réseau très bien implanté dans toutes les sortes de trafics. Ils trempent partout où circule l’argent sale.
Tout s’emboîtait. Tout s’expliquait. Constance avait planifié, enlevé et séquestré le Président de l’Observatoire pour que son frère mouillé dans un trafic de stupéfiants ne soit pas dénoncé par les antis-taurins qu’elle avait infiltrés. Toutes les causes défendues semblaient ridicules… Mirande avait vu sa vie en jeu pour une histoire de drogue, de toros qu’il faut sauver, et d’un concours à celui qui défendrait le mieux sa vision de l’humain. On nageait en plein délire.
Pierre Fosca la regarda. Constance faisait tâche dans ce commissariat arlésien. Frêle jeune fille, elle avait dû choisir entre la peste et le choléra, et allait passer sa première nuit au trou.
Aujourd’hui Constance et Mirande avaient enfin rendez vous avec le groupe taurin de l’Assemblée. Mirande ne portait pas de cravate. La dernière fois qu’il en avait portée une, cela ne lui avait pas forcément réussi.
- Allons déjeuner, je n’ai pas beaucoup de temps, dit Fosca.
Pendant le déjeuner, Fosca comprit que Constance était toujours dévouée à la cause taurine, et que Mirande, loin, très loin d’être assoiffé de vengeance, semblait avoir tout pardonné. Sauf peut être les coups qui lui laissaient une belle cicatrice sur le nez.
Fosca évoqua Cyprien Lalonde. Il avait été arrêté et inculpé. Le procès aux assises devait se tenir en septembre. Il risquait gros. En attendant, il croupissait à Fresnes. Toute une partie de la mouvance anti taurine française fut démantelée, notamment celle qui entretenait des liens avec des animalistes violents du nord de l’Europe.
A la fin du repas, Constance se leva et prit la direction des toilettes. Laissant Mirande et Fosca seuls.
Mirande regarda alors Fosca dans les yeux. Les étincelles de leur aficion commune s’allumèrent comme des réverbères. La confiance ainsi installée Mirande prit la parole :
- Merci pour tout, commissaire. Pour moi, pour la tauromachie et… pour Constance. Je n’aurais jamais supporté de la savoir en prison. Et je ne supporte d’ailleurs toujours pas la situation dans laquelle je l’ai, sans le vouloir, embarquée…
Il leva la tête, et le regard perdu vers l’infini, il continua :
- Quand j’ai rencontré Constance, elle avait 20 ans à peine et elle était pleine d’une folie que je n’ai pas su mesurer… Aujourd’hui, je pense qu’elle a reçu assez de plomb dans la cervelle pour les trente prochaines années. Et ça m’attriste… J’ai l’impression de lui avoir volé une partie de sa jeunesse. Raison pour laquelle je pardonne tout…
Constance réapparut et comprenant qu’elle brisait quelque chose, elle demanda :
- Vous parliez de quoi ?
- De vous ! répondirent les deux hommes en cœur.
Fosca et Mirande se regardèrent en souriant. Constance elle, ne sut que répondre.
Elle s’était reparfumée lors de son passage aux toilettes, mais portait désormais une fragrance beaucoup plus forte et masculine.
- Vous avez changé de parfum, lui fit remarquer Mirande.
- Oui : patchouli et vétiver, répondit elle en le dévisageant, presque honteuse.
Mirande la laissa sortir la première du restaurant et s’enivra au sillage du parfum… Un parfum si fort pour une si frêle jeune fille… Des réminiscences de fleur d’oranger et de bergamote lui montèrent aux narines. Il secoua la tête, chassant les mauvais souvenirs.
En se séparant sur le trottoir, Pierre Fosca regarda Constance et Mirande s’éloigner, et crut voir, dans un halo de lumière, un toro charger dans leur direction.
A cargar la suerte, se dit-il en lui même…
FIN
Elvire Oliu Imbart est née en 1983. Catalane des deux côtés. Jeunesse à Montpellier puis Madrid et Almeria, où elle termine des études de lettres hispaniques, et Paris pour passer son diplôme de journalisme. Elle vit à Paris où elle exerce cette profession. Elle est mère d'une fillette "née 15 jours après la tarde historique de José Tomas à Nîmes en 2012 qui s'appelle Joséphine (mais c'est pas QUE pour ça...)". Les toros depuis toujours. Oloroso est sa première fiction...
RETROUVEZ ICI L'ENSEMBLE DES DIX EPISODES