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L'As d'épée

Rafael Sanchez Ferlosio est un des plus grands écrivains espagnols du vingtième siècle. Né en 1927, il a reçu toutes les grandes distinctions littéraires de son pays : Prix Nadal (1956), Prix Cervantes (2004), Grand Prix des lettres espagnoles (2009). Plusieurs de ses romans ont été traduits en français, dont un extraordinaire récit fantastique, Ruses et aventures d’Alfanhuí, publié en 1988 aux éditions Verdier. Dans ce texte, publié dans la presse en 1980, il confesse son admiration pour le grand torero Rafael Ortega, connu pour ses estocades spectaculaires...

 

 

Rafael Ortega, né en 1921 à San Fernando, mort à Cadix en décembre 1997, champion des estocades "hasta la bola"...

Rafael Ortega, né en 1921 à San Fernando, mort à Cadix en décembre 1997, champion des estocades "hasta la bola"...

 

 

Dans ce bref moment où la piste est abandonnée de tous, juste avant que ne sonnent les trompettes, j’entendis éclater quelques applaudissements. En jetant un coup d’oeil autour de l’arène, je compris que ces acclamations étaient destinées à la partie des gradins n°6 qui touche le 7, pas très loin de la place d’où, si je me souviens bien, surgissait avec parcimonie, voici quelques années, les vociférations de « l’Enroué » (1).
Un groupe brandissait en effet, à cet endroit, un grand carton - peut-être était-ce une planche de contreplaqué - sur lequel, avec le plus grand respect des couleurs et des formes, un artiste anonyme avait trouvé la dévote patience de reproduire l’as d’épée (2), dans une proportion de un à douze, ce qui donnait la taille d’un gamin de neuf ans. J’étais partagé entre l’émotion et l’enthousiasme, entre l’éloquence de cet hommage muet, et la manière avec laquelle il réussissait à rendre toute l’ambiance de ces clubs taurins, au fond d’une taverne où seuls les mariages et les parties de carte arrivent à distraire les longues après-midi d’hiver, à entretenir l’espoir de la saison nouvelle, les moments où les membres de ce club pourraient enfin voir à nouveau leur torero. Et cette énorme carte à jouer semblait dire « nous venons t’apporter et t’offrir, cher élu de notre passion, la seule épée qui nous a tenu compagnie pendant tout ce temps où nous avons attendu de voir à nouveau briller la tienne face à un taureau, dans l’éclat du soleil. »
Mais de la même manière que cette carte semblait seule au milieu des gradins, sans qu’aucun autre as ne puisse la remplacer, il y avait derrière la barrière, une seule épée qui attendait. Un seul matador pour les six taureaux, mais en même temps, un matador unique. Le seul qui, depuis trente ans que j’aime les corridas, ait mérité pour de bon un hommage aussi démesuré que cette carte qu’on lui dédiait. C’est à Madrid, dans les arènes de Las Ventas, qu’il reçut ce témoignage d’affection. La corrida - j’en suis presque sûr - était de l’élevage de Montepio. L’année - il me semble - celle de 1954. Et ce matador, seul à l’affiche, était - est-il besoin de le préciser - Rafael Ortega.
La spirituelle gentillesse de ses supporters, le dévouement affectueux de l’artiste qui avait peint cet as d’épée, pouvait difficilement recevoir une meilleure récompense que celle que le maestro allait réussir à leur donner dans cette corrida en or. Huit fois dans l’après-midi, Rafael Ortega leva son épée pour frapper. Deux fois, il heurta un os, sans lâcher ni perdre l’étoffe. Un seul des six autres coups d’épée fut moyen bien que fatal, les cinq derniers, donnés jusqu’à la garde.
A cette époque, de tous les saints du calendrier taurin, Rafael Ortega était celui pour lequel je gardais moi aussi une dévotion particulière. D’après ce que je crois savoir, il prit l’alternative beaucoup plus tard qu’il n’est habituellement coutume de faire, alors qu’il avait déjà près de trente ans. Sa présence et son allure l’indiquaient peut-être d’avantage que ceux qui, extraits de naissance en main, auraient pu en apporter la preuve. Sa taille était très légèrement inférieure à la moyenne, et sa silhouette, sans ceinture, était plus épaisse que menue. D’un gradin élevé, on aurait pu croire à un début de calvitie ; cela venait de la pâleur marquée de ses cheveux qu’il faudrait, beaucoup plus que blonds, appeler blondeur, car il n’avait pas l’éclat de l’or, mais la clarté mate et rugueuse des pâtures desséchées. Le maestro n’enlevait que rarement sa coiffe. On assistait alors à un jaillissement sauvage et spontané, à quelque chose régit par ses propres lois, et peu soumis au peigne. Une touffe de foin sec, germant de semences jetées par un vent qui allait les chercher on ne sait où, pour les déposer sur cette très noble tête. Pour dessiner son inoubliable véronique, on pourrait peut-être commencer par tracer l’extrême opposé de cette autre grande véronique que j’ai croisée dans ma vie. Celle, dressée, le compas des jambes un peu ouvert, la cape ramassée, suave, languissante, suspendue, éblouie d’un Curro Romero, les quelques fois où il parvient encore à être lui-même. Sans tenter la comparaison, mais simplement par analogie, on pourrait dire que la véronique de Rafael Ortega était à celle de Curro Romero ce que la sculpture de Bernini est à celle de Donatello. Si la véronique de Curro boit le taureau en lui jetant un sort, celle de Rafael l’avale en excitant sa jalousie. Curro semble faire croire au taureau que dans la matière même des couleurs de la toile se trouve le nirvana ; Rafael, lui, souffle qu’entre ses plis se cache la victoire. Curro invite la bête à se noyer au plus profond de la couleur ; Rafael la met au défi de se glisser dans ses ourlets. Rafael Ortega ne maintient pas sa tête à demie dressée avec élégance comme Curro Romero ; il ne la fait pas tourner en souriant, avec grâce, comme Bienvenida ; il ne l’incline pas gracieusement sur l’épaule contraire, comme le fait Paula. Il la penche en avant jusqu’à planter le menton sur la poitrine, avançant le torse sur le taureau, les épaules remontées de part et d’autre de la nuque, jusqu’au chignon et à la coiffe. Les jambes en compas très ouvert, débraillé, jetant toute sa cape dans le voyage, et la laissant traîner, balayer le sable sous le souffle humide de l’animal, tout imprégné de ce mouvement. Le caractère de sa véronique le conduisait à prendre et à fixer un toro emporté dans sa charge pour le ralentir, plutôt qu’à accorder son geste à la vitesse de l’animal, déjà soumis à l’espace de l’arène. C’est la raison pour laquelle sa véronique illumine plus les passes destinées à recevoir le taureau à sa sortie en piste que celles des « quites », lorsqu’il a déjà été piqué. Mais il n’y aurait rien de plus erroné que de confondre l’emphase avec l’emportement, avec la rage. L’emportement, les passes fébriles, bousculées, décomposées d’un débutant enragé, sont ridicules. Il confond son rôle avec celui du taureau, comme s’il pensait que la question est de voir qui supplantera l’autre au jeu de la furie. Ce n’est pas ce qu’il faut entendre par emphase. L’emportement se fait toujours au détriment du sérieux, l’emphase ne fait, au contraire, que le souligner. La véronique de Rafael Ortega était, c’est sûr, extrêmement décidée, travaillée, dominatrice, mais elle n’était jamais furieuse.
Encore l’emphase n’allait-elle jamais au-delà de la force, comme un geste désordonné, mais venait toujours après elle ; un geste qui répondait et se mesurait exactement au degré véritable de l’effort, et seulement en insistant là où se consommait effectivement l’action, là où se couronnait son dessein. Il n’y avait rien dans l’emphase de sa véronique qui fasse mine de devancer, ou moins encore de remplacer l’action, rien qui ne surgisse dans le propre lieu de l’accomplissement, hasard sincère entre une forme, quelques caractéristiques corporelles comme les siennes, et le compromis d’une action déterminée. C’était sans doute une manière, mais une manière de faire, pas de se montrer ou de gesticuler. Et preuve qu’il n’y avait rien de plus étranger à une exhibition, cette emphase, loin d’accentuer ce sentiment du danger, renforçait justement l’impression de sécurité. Rafael Ortega savait comme personne que le courage existe pour qu’on s’en serve, pas pour qu’on le montre. Que la toute première règle du bon goût en tauromachie, c’est celle qui demande que le courage soit caché, dissimulé avec encore plus de scrupules que la peur ; que puisque le courage, contrairement à la peur, doit toujours être maître de lui-même, la démonstration gratuite du courage pour le courage n’est qu’une impudicité indigne et détestable. Son emphase, son sérieux, donc, était contenu de telle manière, comme une évidence, qu’elle lui indiquait probablement le chemin à suivre. Il avançait à chaque lance de cape, pour changer le compas de ses jambes, traînant la chaussure en un seul pas diagonal, pour charger à cet instant sur cette nouvelle jambe tout le poids du corps, et faire passer devant lui le tissu et le taureau, composant ainsi une silhouette hellénique, laocoontique (3), ou plus encore une silhouette baignée par cette lumière dynamique dans laquelle la pierre semble légère comme de l’étoffe, et où le tissu peut prendre le poids de la pierre : la lumière unique du baroque.
Si c’est cette prédominance du relief, du poids et du volume sur le dessin et la couleur qui suscite l’idée de baroque dans sa véronique, on ne peut pas prétendre que cette prédominance s’altérait dans sa meilleure passe de muleta, la naturelle ; et cependant, on ne pouvait pas, là, parler d’emphase. Il suffisait d’observer la qualité des plis que donne la soie - plis brisés, aux arrêtes saillantes, avec fort clair-obscur - comparés à ce que fait la flanelle ; il suffisait de prendre en compte que la cape est un vêtement, avec son envers et son côté pèlerine, contrairement à la muleta, qui est une pièce de tissu amorphe, aux dessins incertains : cela suffit à expliquer tout le baroque que la cape comprend en elle-même.
Sa naturelle était sobre, claire et profonde ; et j’estime qu’il était servi en ça par sa ceinture, qui n’était plus celle de ses vingt ans. Il paraîtra à première vue paradoxal qu’une excessive flexibilité de la taille favorise souvent cette manière déficiente de toréer que l’on appelle « raide », ou « engoncée ». Mais l’impression de rigidité ou d’engourdissement naît justement quand le torero, se confiant tout entier à l’immense marge de tour et de flexion d’une taille jeune et bien huilée, se limite au seul mouvement du torse sur le ventre et les jambes, s’excusant de bouger le bras par rapport à son torse, le maintenant fixe et comme plâtré à la hauteur de l’épaule. C’est justement cette absence de mouvement du bras par rapport au torse qui est perçu comme de la rigidité. Le mouvement de la ceinture peut et doit aider discrètement le mouvement du bras et du poignet, mais sans jamais l’emporter sur eux, ni moins encore les remplacer. Toréer avec la taille est peut-être ce qui contribue le plus à créer cet effet qui a été baptisé de façon appropriée « l’effet de la petite poupée mécanique ». La naturelle de Rafael Ortega le mettait déjà, à cause de ses particularités physiques, hors de ce danger. Il toréait moins en rond que ce que l’on voit faire aujourd’hui, de façon plus rectiligne ; à la fin de chaque série, la muleta se trouvait d’un tour de poignet sur une ligne parallèle au taureau, ce qui le faisait sortir d’avantage, et le laissait en meilleure position pour le refaire tourner sur ses pattes sans avoir à recorriger sa position. La muleta dans la main droite, c’était alors un maître inégalable. Chacun son truc ; parfaitement ! A chacun son truc, et à Rafael, l’épée. Ah, l’épée ! Avec l’épée, Rafael, aurait pu dire de lui-même, sans la moindre ombre d’exagération ou de vantardise, tout ce que ce fanfaron de Guerra a dit sur son propre compte. Durant ces trente dernières années en effet, Rafael Ortega fut le premier avec l’épée ; après Ortega personne, et après personne, une demie douzaine de bons estoqueurs; Je crois que le pont fondamental qui donnait à son estocade cette prodigieuse sensation d’adresse et de douceur, réside dans l’impression que l’on avait que toute cette partie se jouait sur la jambe gauche. Je veux dire qu’il ne prenait pas, ou ne paraissait pas prendre son élan avec sa jambe droite pour se dérober devant le taureau, mais qu’elle semblait entièrement trainée comme un poids mort par le reste du corps ; que sa chaussure se décollait très peu du sol pour former un angle faible, relâché, absolument divin, absolument immortel. Une chose que l’on n’a jamais revu.
Le malheureux don Antonio Bienvenida s’était investi, apparemment, de la manière la plus affectueuse qui soit, dans l’idée d’un hommage à Rafael Ortega. Sa mort, inattendue, fit échouer cette initiative, en nous privant de son principal soutien. Je crois que personne n’apprécie plus la visite des vieux amis qu’un homme, pour le dire ainsi, retiré dans ses quartiers d’hiver. Et un hommage parait certainement une chose plus frivole et plus vaine qu’une visite dans l’intimité. Mais pour cet étrange sorte de public et d’amis anonymes que nous sommes, nous les membres d’une dévote aficionados, il ne peut y avoir d’autre forme de visite que l’hommage public de la multitude.
Au moins me plairait-il que quelqu’un, qui ait la force d’initiative et la force de conviction de don Antonio reprenne cette idée d’un hommage à Rafael Ortega. Le temps et l’occasion, précisément, en sont venus.

Rafael Sanchez Ferlosio

(1) Spectateur des arènes de Madrid abonné au Tendido 7, « El Ronquillo » devint célèbre dans les années soixante dix pour ses invectives féroces, lancées d’une forte voix enrouée aux malheureux présidents des corridas.

(2) Les jeux de cartes espagnols utilisent l’épée, la coupe, le bâton et l’écu là où nous nous servons du coeur, du trèfle, du pique et du carreau.

(3) Laocoon est un habitant de la ville de Troie qui tenta d’empêcher ses compatriotes d’introduire dans leur ville le cheval de bois construit par les grecs, et qui allait causer leur perte.

Ce texte de Rafael Sanchez Ferlosio est paru le 20 mai 1980 dans l’hebdomadaire « Diario 16 ».
Il a été publié en français (traduction de Jean-Michel Mariou) dans le numéro 1 de la revue Faenas (éditions Verdier) en juin 1990.