La dernière fois que j’étais allé chez Pierre, c’était il y a six mois, pour son enterrement. Nous lutions contre une confusion terrible qui nous faisait mélanger l’effroi des attentats de Charlie avec cette peine intime. Le deuil se mélangeait au deuil, troublant. Il faisait froid, gris, et les âmes s’essoufflaient à trouver un sens à tout ça. La sale guerre là-bas, à Paris, et la mort du vieil homme ici dans les Landes profondes. Pierre avait organisé depuis vingt ans sa solitude dans sa maison perdue au cœur de la forêt. Seuls les animaux avaient le droit de le déranger. Les mésanges sur le bord de la fenêtre, où il laissait jour et nuit un impressionnant open bar de graines variées. Les lapins sur l’airial, qui creusaient à leur guise des dizaines de terriers. Jusqu’aux frelons qui avaient pris possession des charpentes de la terrasse et qui nous pourrissaient les apéros : on ne tue pas les frelons. Bon !... Pierre se tenait pieds nus sur la terre sacrée, et il laissait aux animaux le beau rôle et le meilleur terrain.
J’ai toujours trouvé miraculeux, dans ces conditions, qu’il exprime tant de tolérance et d’intérêt pour la tauromachie. Certes, il n’allait pas aux corridas de la Madeleine, mais le monde étrange et violent des toros le fascinait, et il était au courant de tout. Il m’attendait souvent, dans son salon, une pile du quotidien Sud-Ouest impeccablement rangée sur la table : « Il faut que tu m’expliques… J’adore les articles de Zocato, mais les trois quart du temps, je n’y comprends rien… » Il aimait les contrepieds malins de Vincent, et tout ce qu’il percevait dans les allusions dont le sens lui échappait. Mais à la fin, il voulait la part d’or fin et de myrrhe qui lui revenait. Il m'avait écrit une longue lettre lorsque José Tomas gracia un toro dans les arènes de Nîmes. Il avait vu les images à la télé, et me disait son émotion devant le simulacre d'estocade, et la façon dont Tomas avait ramené lui-même l'animal vers le toril...
Cet homme silencieux, timide, d’une pudeur sacrée, et qui avait en horreur toute manifestation un peu trop ostentatoire d’affection ou de fraternité, était au fond d’une fantaisie extraordinaire, bien mal adaptée à son temps. La tauromachie et ses excès l’attiraient secrètement. Je regrette de ne lui avoir jamais proposé de l’emmener au campo, au milieu des toros.
La féria de la Madeleine commence après-demain. C’est la première année où je ne m’échapperai pas un midi pour monter jusqu’à Estampon partager la croûte avec lui.
Au fil des années, il avait étrangement recroquevillé la maison autour de lui. Il avait condamné des pièces, dressé des murs de journaux soigneusement classés, fermé les volets, bouché la cheminée, pour se réfugier dans le seul salon où il se terrait avec sa chienne. Puis la chienne est morte. Et il a signalé à ses proches que, pour lui aussi, l’affaire n’allait pas tarder à se terminer.
Pierre était un landais à l’ancienne, un taiseux qui parcourait sa forêt le hapchòt à la main pour marquer les pins de mystérieux hiéroglyphes qui disaient le destin de l’arbre et de la parcelle. Le souci de la forêt est une haute pensée, rare, faite de gestes quotidiens sur lesquels pèse le long temps de l’Histoire.
Je suis retourné chez lui – c’est encore chez lui, bientôt ce ne sera plus que chez ses deux filles, le long temps efface tout – la semaine dernière.
La maison s’est rouverte, comme une fleur. Les volets et les fenêtres bougent, les pièces respirent, la lumière entre à nouveau. C’est une autre maison. Mais c’est la même : les mésanges viennent toujours sur le bord de la fenêtre, et en garant ma voiture sous les chênes, j’ai fait fuir l'écureuil.
Samedi matin, j’ai fait un saut aux arènes de Mont de Marsan, pour repérer l’endroit d’où nous ferons l’émission Signes du Toro, samedi prochain. Nous avons convenu de nous installer sur la terrasse de La Tumade, le club de course landaise qui tient bistrot juste en face du patio de caballo. La tumade, c’est cette rouste que les vaches vous colle pour un écart mal apprécié. Un châtiment physique.
La vie est parfois une sacrée vache !...
Jean-Michel Mariou