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Séville 29 avril 2017 jubiler

Ce soir. À minuit. La Feria débute ce soir. À minuit pile, c'est l'allumage des milliers d'ampoules qui composent la grande porte d'entrée du campo férial. Une des plus laides de ces trente dernières années : un hommage au vingt cinquième anniversaire de l'expo de 1992. Avec la mascotte au nez multicolore. Une horreur. La marchande de journaux voulait absolument me donner le pin's, vendu avec le Correo de Andalucia. Refus poli : "Je suis très Feria, mais pas pin's du tout", ai-je hasardé. Elle m'a regardé d'un drôle d'air. Genre "Ces anglais, quand même, ils sont bizarres..."
Ce soir. Il est vrai que cette année, ça n'aurait pas eu trop de sens d'attendre lundi soir, la fin d'un jour férié et d'un long week-end de farniente pour commencer à faire la bringue. Ce soir, donc. Dans une interminable bouffée de joie et d'huile de friture neuve, les 1040 cassettes privées et publiques accueilleront leurs premiers invités. On attendra le dernier moment pour accrocher les milliers de lampions multicolores en papier crépon qu'on a gardé dans les cartons pour ne pas les sacrifier sous la pluie. Mais cette fois, ça y est : le beau temps est de retour, définitivement, et la météorologie nationale annonce une montée progressive des températures dans les jours qui viennent, jusqu'à atteindre 30 degrés à partir de mercredi.

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C'est d'abord la lumière qui surprend. Comme si quelqu'un avait nettoyé l'écran. Plein soleil sur la Maestranza. Jusqu'au moindre grain de sable ocre.

Ensuite ce constat : il y a plus de monde au soleil - où les gradins sont archi combles - qu'à l'ombre, où l'on note ici ou là quelques vides... Manifestement, le bas peuple préfère les vrais toros.
Ce qui étonne enfin, c'est ce premier toro de Victorino Martin qui, à l'issue d'une longue pique, envoie la cavalerie cul par dessus tête. Jusqu'au moindre crin. On avait presque oublié ce qu'était un toro. "Il a plus poussé en une fois que les dix-huit toros réunis qu'on a vu depuis le début de la Féria..." Près de moi, Zocato a déjà noirci la moitié du bout d'enveloppe cornée et tachée de vin sur lequel il rédige sa chronique pour Sud-Ouest. C'est vrai qu'un toro digne de ce nom, on n'en a pas vu beaucoup depuis mercredi, quoi qu'en disent les sévillans. Même si cet Escusano laissa sous une seconde pique la force et l'envie qu'on pouvait lui prêter, au moins avait-on vérifié pourquoi on était là. Et pas ailleurs.
A la fin du paséo, le public avait "obligé" Manuel Escribano - qui a l'an dernier ici même gracié un toro de ce fer - et Antonio Ferrera - qui revient à Séville après une longue convalescence - à saluer.
Du coup, Escribano s'en fut se poser à genoux devant la porte du toril avant que celle-ci ne s'ouvre sur son premier toro. Long face à face muet. Puis le toro charge de tous ses 542 kilos. Longuement, interminablement, manquant de déborder à chaque allée venue, dans une puissante aspiration, le torero à bouts de gestes. Victoriano es diferente !
Mais c'est devant son dernier adversaire, le cinquième, qu'Escribano retrouva son sitio pour une faena entretenue et spectaculaire. Toro muffle à terre. Torero coeur et tripes en avant, gestes justes, lents, la douceur opposée à l'infinie force du fauve. Dommage que le descabello vint refroidir les étagères. Il méritait largement une oreille.
IMG_6287Paco Ureña est le sosie de Pierre Étaix. Le génial et regretté cinéaste est l'auteur d'un film, Le Pays de Cocagne. c'est là qu'Ureña nous a entraîné. Il toréa le troisième Victorino avec une finesse et une intelligence d'abord, un courage, une finesse et une intelligence ensuite, qui méritent le respect et l'oreille qu'il coupa. Car le danger jamais ne s'estompa de cet animal noble mais âpre, puissant et toujours en éveil. Et la série de naturelles de face qu'il donna en fin de faena, une à une, considérant lentement son risque et son engagement, sa liberté et son projet tauromachique, était ni plus ni moins qu'une leçon d'excellence. Vive Pierre Étaix ! Vive Paco Ureña !

Ce sont les hommes qui écrivent l'histoire des hommes. Merci à Antonio Ferrera de nous l'avoir rappelé sur le coup de 20 heures 13. Il y a vingt cinq ans, dans cette arène, Manolo Montoliú, un grand péon, était tué d'un coup de corne dans le coeur en banderillant un toro au centre de la piste. À 20 heures 13, Antonio Ferrera a appelé en piste son fils, José Manuel Montoliú, qui torée dans sa cuadrilla, pour partager avec lui les banderilles. Moment émouvant et juste, qui a explosé quand Montoliú fils, au sortir de la paire, a trébuché comme son père ! Heureusement, il est tombé, lui, ce qui l'a éloigné du toro, immédiatement repris par les capes de ses compagnons. Son père, il y a vingt cinq ans, était resté seul, accroché à la corne...
Lorsqu'il torée de cape, et qu'il veut retenir un animal fuyant dans l'étoffe, en réduisant la voilure, Antonio Ferrera semble se pencher précautionneusement d'un étroit balcon. Comme s'il regardait, en bas dans la rue, quelqu'un qui tournait bizarrement autour de sa voiture garée juste là...
IMG_6286 Mais ce qu'il fit à son second toro, le quatrième, un Victorino typique qui aurait fait fuir la plupart des vedettes gominées qui sont sorties sous les hourras depuis ces derniers jours, il faut s'arranger pour ne pas l'oublier. On a longtemps, moi le premier, considéré avec un peu de condescendance ce torero pour arènes populaires, sa tauromachie de démonstration et de drague facile, ses poses vulgaires et cette manière de toréer le public, pour saluer comme il se doit et en insistant cette intelligence de la lidia, ce courage et cet engagement total. Vive Ferrera ! Vive la corrida !

Six toros de Victorino Martin pour :
Antonio Ferrera, bleu-vert stabylo et or, saluts et oreille
Manuel Escribano, violet Podemos et or, silence et ovation
Paco Ureña, crème catalane et or, oreille et silence