Une intranquilité permanente. Voilà, c'est ça. Une intranquilité permanente...
On est pourtant à Séville, et l'on attendait ça depuis longtemps. En fait, depuis la dernière fois. On y est avec des gens qu'on aime, la ville est aimable et le temps splendide. Et "aujourd'hui Morante torée" ! Mais voilà, quelque chose du vieux pays qu'on a laissé derrière soi refuse de s'effacer, contrairement à d'habitude. Une petite angoisse sourde qui vous fait aller toutes les deux heures sur les sites d'information, qui vous fait suivre sur la tablette deux journaux au moins chaque jour... Qui vous fait vous demander si au fond, demain soir, vous n'allez pas vous débrouiller pour regarder Le Débat au lieu d'aller dîner à la Feria, une idée qui, il n'y a pas si longtemps, vous aurait fait hurler de rire... Qui vous fera finalement rentrer deux jours plus tôt, pour voter, puisque au bout du bout, vous vous refusez à regarder ailleurs. Non, cette Feria 2017 ne ressemble à aucune autre. On a beau se motiver et écarquiller les yeux, c'est le gris qui domine, comme chaque année sur le plan du campo Ferial qui trône en doubles pages dans les journaux. Là où ça se passe, les cassettes, de longs à plats gris, rien d'autre. Le plan gris qui ne change jamais, ou si peu. Le quadrille des rues aux noms de toreros (Antonio Bienvenida, Manolo Vásquez, Juan Belmonte, Joselito El Gallo...), les numéros et les emplacements spéciaux : cassette municipale, porte d'entrée monumentale, kiosque des churros et, comme le titre d'un film sépia de Jean-Pierre Jeunet, "la cassette des enfants perdus"...
Cette année, la grande nouveauté, au numéro 225 de l'avenue Pascual Marquez, c'est "la cassette du touriste". Quelque chose clochait jusque là, dont on entendait parler chaque année comme une antienne d'avril : les touristes se baladent dans la Feria, mais ils ne font que passer devant les cassettes privées dont l'entrée leur est évidemment interdite ! Que faire ? Construisons une cassette spécialement pour eux ! Camp de transit férial pour japonais, allemands, russes et français. On leur fout une sono de malade avec des sévillanes à fond, on leur vend de la Manzanilla et de la bière, ils sont contents, et nous on continue à rester entre nous... On dirait l'improvisation d'un maire du Front National. Mais pas du tout. Et comme au fond tout s'avale, la cassette reçut 7000 visiteurs pendant la seule journée de dimanche...
Car il arrive toujours un moment où, dans la presse, tout se résume à quelques chiffres. 7000 étrangers dimanche dans la cassette, 25 000 nuitées, entre hôtels et appartements, pour ce premier long week-end de Feria (95% de la capacité hôtelière de la ville). Et une petite vingtaine de bagarres, entre dimanche et lundi. Beaucoup moins qu'une journée de match au Paris Saint-Germain...
Continuons sur les chiffres, puisque ça amuse tout le monde (25% des électeurs de Jean-Luc Mélanchon au premier tour voteraient Marine Le Pen au second !... un chiffre qui peut avoir du sens si on fait le même sondage auprès des électeurs de Benoit Hamon, mais je n'ai rien vu de tel. Tiene sentido eso ?) Les autorités prévoient que 600 000 bouteilles de Manzanilla seront consommées en une semaine. Un million de litres de bière, et 552 000 litres de coca-cola !
Et il se dit que les visiteurs de la Feria dépenseront 150 euros par jour...
On racontait ici la semaine dernière à quel point la crise frappait durement les andalous les plus modestes. Le revenu moyen est plus bas qu'il y a six ans : en 2010, les andalous gagnaient en moyenne 1658 euros par mois. En 2015, 1653. A comparer avec les 2250 des madrilènes et des 2147 des basques...
Le revenu moyen de Morante de la Puebla s'écrit avec un nombre beaucoup plus élevé de zéros. La justice n'étant pas de ce monde, on l'aperçut joliment avec la cape devant son premier, puis il sembla se retirer en lui comme au fond d'un vieux parc touffu et sauvage, comme il le fait de plus en plus souvent. Les sévillans lui passent beaucoup, qui l'obligèrent même à sortir pour saluer !
Au quatrième, en trois naturelles égrenées une à une comme trois clochettes de muguet, Morante fit sonner la musique. Et dessina une faena douce et suave qui fit enfin vibrer les gradins. Mais à l'estocade, en deux voyages, une abstention et un nul refroidirent l'ambiance.
On ne sait pas ce qui inspira le ganadero à l'heure de nommer le second toro, celui qui échut à Miguel Ángel Perera. Toujours est-il qu'appeler Carcelero, gardien de prison, un animal qui n'avait qu'une idée, partir en courant, laisse perplexe. Perera fit tout ce qu'il put, aux pieds des tendidos du soleil, avec application, pour le retenir dans son étoffe. En vain. A son second, Perera imposa à un adversaire couleur châtaigne une notable volée de séries des deux mains, pieds joints et immobiles.
Le troisième était fade mais noble et Javier Jimenez, jeune banlieusard d'Espartinas, en profita sans excès d'inspiration.
Et ainsi de suite, une après-midi sévillane comme les autres : toros nobles et fades, toreros appliqués, vaines faenas sans discours. Et brusquement, au milieu du dernier toro, noir et plein de piquant, allez savoir pourquoi me revint avec violence le succulent souvenir de la morcilla de Burgos (farcie au riz), du tartare de gambas et de la côte de bœuf d'hier soir, au Séptimo. Parti. Déconcentré. Ailleurs.
Quand même, un peu de quoi s'inquiéter...
Six toros des frères García Jiménez - Peña de Francia pour :
Morante de la Puebla, noir toro et noir, saluts et saluts
Miguel Ángel Perera, vert empire et or, saluts et saluts
Javier Jiménez, bleu roi et or, saluts et applaudissements