D'abord, ça fait peur. L'assiette est assez grande, moderne, parfaitement blanche. Mais les mets n'occupent que le quart de la superficie disponible. On se dit qu'on est encore tombé sur une de ces tables qui mettent en scène le pas grand chose, dans des décors et des apprêts spectaculaires. Il y a six petites rondelles de Saint-Jacques, légèrement blondies, rayées de traits d'huile truffée et de purée de truffes. Une allumette de pomme verte granny pour l'acidulé. Trois minuscules cônes de purée de céleri, pour la douceur et le rebond des saveurs, complètent l'assiette. Et puis on goûte, en surmontant cette vieille peur paysanne de ne pas en avoir assez. Le résultat est spectaculaire, et difficilement racontable - comme la faena de Morante à son premier Cuvillo. Quelque chose qui vient lentement, qui s'impose par brusques explosions. Morante laisse venir les saveurs. Pas de perfection linéaire, il y a des fins de passe accrochées, d'imperceptibles gestes de doute, mais toute la construction continue de monter, lentement et sûrement, vers une acmé fusionnelle. Autour des nuages d'iode et de truffe, l'équilibre, l'inventivité et l'harmonie déploient une musique particulière, jamais entendue ailleurs. Comme dans la faena de Morante.
Sortie en seconde position, la pièce de cochon de lait méritait les mêmes louanges. Longs muletazos de saveur. Et peu importe que la Présidence refusa d'accorder les oreilles ! Au milieu de la rue Zaragoza, le restaurant de l'école hôtelière, au pemier étage du patio, est une des grandes adresses du centre ville.
On s'était réfugié dans ce beau restaurant à nappes et doubles couverts pour échapper à la polémique de la soirée. Pas sur les bribes du débat Macron-Le Pen, qui nous parvenaient à coup d'inquiétants sms, mais celle qui concernait l'attitude de la présidente de la corrida de mercredi, qui avait résisté sans broncher à trois fortes pétitions d'oreille, deux pour Padilla, une pour le Fandi. Les aficionados un peu sérieux considéraient qu'elle avait eu raison, que les critères objectifs n'étaient pas réunis, et que c'était à son honneur d'avoir tenu bon. Les autres rappelaient évidemment ce que le règlement prévoit : si plus de la moitié du public demande l'oreille, la présidence doit la donner. A quoi les premiers reprenaient en rappelant qu'à cette aune, la peine de mort existerait toujours en France, et que la loi du plus fort renvoie surtout à l'état de nature, loin de notre humanité fragile et complexe. Digo jo. C'est ce qui a de bien avec les toros : ça vous envoie toujours plus loin, jusqu'à ce qu'assez rapidement, on se heurte à l'essentiel...
Ce jeudi était un jour où Morante était heureux d'être à Séville. Le matin, on l'avait signalé aux puces de la calle Feria, en train de chiner, en veste rouge et panama beige. Dans le hall du Vinci, il se prêta en souriant aux traditionnels selfies. Séville était belle et douce, les femmes en robes gitanes rajoutaient une grâce troublante aux parfums du printemps. Morante était heureux d'être là, dans cette ville qui lui offre le plus grand luxe monde : de corrida en corrida, le temps de se trouver. Il le dit au quatrième toro, un marron lourdaud et fuyard qui cherchait toujours ailleurs ce qu'il ne trouvait pas dans les étoffes. À la joie générale, Morante lui posa trois paires de banderilles et poursuivit longtemps, aux quatre coins du rond, l'idée d'une faena profonde et lente dont il ne put laisser entrevoir, par la faute du toro, que quelques gestes magiques. Morante es diferente.
Au début de la petite rue Moratin, un magasin de décoration d'intérieur propose en vitrine une collection originale de portemanteaux. Magnifiques. Je suis resté devant un long moment, puis je me suis demandé si ça m'était déjà arrivé d'avoir passé un aussi long moment devant une vitrine de portemanteaux. Sevilla es diferente...
Pendant longtemps, Alejandro Talavante donnait l'impression, lorsque les toros ne servaient pas tout de suite, de s'abîmer dans ce genre de contemplation. Que les choses soient claires : ni lui ni moi n'avons besoin de portemanteaux. En tous les cas, pas plus que n'importe qui. Mais parfois, quelque chose t'oblige. Le second toro de Cuvillo s'appelait Esparraguero. Il était faible et très noble, comme le premier. Et comme le premier, il avait une présence qui ne manquait pas d'intérêt. Talavante l'a tout de suite embarqué avec autorité et justesse, dans une adéquate marquèterie, très loin des asperges originelles.
Au soleil, la barrera du tendido 12 était occupée par une petite troupe de motards en route pour le grand prix de Jerez qui doit se dérouler ce week-end. Si l'on en croit les tee-shirts qu'ils arboraient. Laids comme ils sont, on peut croire ce genre de tee-shirts. Le premier toro de David Mora était le plus lourd de l'envoi. 537 kilos. Il poussait dans les charges, pesait dans la cape comme un gros cube de moto GP. Il avait une présence vrombissante, lourde. Au début de la faena, on eut peur qu'il se mette à guidonner dans la muleta, mais David Mora sut régler la carburation, réduire l'arrivée d'air, et la faena s'envola, jusqu'à un désastreux pinchazo final ! Au sixième, un toro intéressant, complexe, Mora ne sut pas trouver le rythme. Le toro s'engouffrait avec force et noblesse dans la muleta, mais freinait dans la quatre ou cinquième passe, systématiquement. Ce genre de bug se corrige. Il suffit de savoir chercher les solutions sur les forums adéquats. Mais Mora avait l'air à bout de forfait.
La nuit est tombée sur cette corrida de Nuñez del Cuvillo pleine d'intérêt, malgré quelques faiblesses et trois derniers toros mansos. Mais parfois, les pointes de sucres, pour surprenantes qu'elles soient, surgissant au détour d'un amer, font rebondir un plat vers les sommets...
Six toros de Nuñez del Cuvillo pour :
Morante de la Puebla, corail de barrière et or, saluts aux tiers à ses deux toros
Alejandro Talavante, violet sacerdotal et or, oreille et silence
David Mora, chocolat 70% et or, vuelta et silence