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Séville 5 mai 2017 graver

Ce matin, le tapis roulant de la caisse du "Supersol", le petit supermarché de quartier derrière la place Antonio Martelo est en panne. Nous sommes dans un quartier presque périphérique, derrière la gare de Santa Justa. Un quartier populaire, bien loin de la Séville tirée à quatre épingles des équipages de chevaux apprêtés, des fêtes privées, que la Féria rend encore plus folle d'elle-même, encore plus vaniteuse. Le long du Muele de las Delicias, les yachts luxueux sont amarrés à la queue leu-leu, comme une caricature de Saint-Tropez sur Guadalquivir. Ce genre de palais flottant avec des tourelles pleines d'antennes rondes, d'acajou et de vitres fumées, qui semblent vous cracher dessus quand vous passez devant eux sur le quai. La Mairie a parait-il refusé de nombreuses demandes, par manque de places. La crise pour tous.
Dans le SuperSol d'Antonio Martelo, ce sont d'autres vieilles barques qui se sont échouées autour de la caisse et du tapis en panne. Une incroyable cour des miracles, avec à cette heure matinale une dizaine de vieillards en semi-dépendance accrochés à des déambulateurs à roulette. On se demande un instant si on n'est pas tombé par inadvertance au milieu du tournage d'un film de Jean-Pierre Mocky. Et puis non, tout a l'air normal : la caissière connaît chacun des naufragés par son prénom et ses interdits alimentaires. Et tout le monde, sans se presser, y va de son histoire - "figure toi qu'au moment de sortir, je ne retrouvais plus les clés !". De son souci du moment - "C'est celui-là de chemisier, le bleu, je l'ai tâché hier soir !"... Quelque chose passe, d'infiniment doux, d'inutile, de fraternel et d'attentif à l'autre.
Le gros problème est donc de pousser sur le tapis, à la main, les bouteilles d'huile d'olive, les boîtes de ventrêche de thon au naturel, les gros sachets de pain de mie et les paquets de biscuits "Oreo". Quand on doit se cramponner en permanence à un triporteur sans malle, c'est un défi supplémentaire dont on se passerait bien. Je me transforme donc en pousseur de commissions, pour l'un, puis pour l'autre, et enfin la troisième. Je sors de la séquence extrêmement populaire, et je vois bien qu'avec moins d'arthrose, ils m'auraient volontiers porté en triomphe. Trois jours après la célébration du Dos de Mayo, de la part d'un français, ils prennent ça pour un acte de repentance particulièrement bienvenu. Au delà de la blague, on vérifia une fois de plus que la société sévillane, celle-là, oubliée de tous dans ses quartiers ignorés, porte encore en elle cette force de la communauté réelle, pimentée ici à l'humour féroce et au courage. Quand on se demandera ce qu'on vient encore, malgré tout, faire à Séville, on fera un détour par ici pour faire ses courses...

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Photogramme du film "Le sang des bêtes", de Georges Franju

Parmi les livres du fond du sac, qui nous ont suivi dans ce voyage, il en est un qui résonne étrangement aux alentours des arènes... Muriel Pic est spécialiste de la littérature et de la pensée française et allemande du vingtième siècle. Elle enseigne à l'Université, et vient d'écrire un livre troublant, "En regardant le sang des bêtes". Les éditions 33 morceaux, qui ont eu la très bonne idée de le publier, ne sont pas diffusées dans toutes les stations services. Seules les très bonnes librairies littéraires défendent leurs ouvrages. Une raison supplémentaire pour les chercher.
Le sang des bêtes est ce film documentaire de Georges Franju, sorti en 1949, qui donna à voir la mort des animaux telle qu'elle survenait dans les abattoirs parisiens de la Villette et de Vaugirard. Des abattoirs créés autour de la capitale par Napoléon, "dont les mains baignent dans le sang de la guerre"...
Le sang des bêtes est un très beau film, troublant et fort, comme le texte de Muriel Pic sur ces images. Au delà des évidences sur ce qu'on appelle aujourd'hui de manière un peu bêtasse "le bien-être animal", préoccupation indiscutable qui revient en force dans le débat public (si on "doit" tuer des animaux pour se nourrir, rien n'oblige, à part le cynisme de ceux qui en font de l'argent, que l'on ôte toute dignité aux bêtes dans leurs derniers instants), c'est évidemment la confrontation à l'idée de la mort qui donne sa gravité et son intelligence à de telles réflexions. D'entrée de jeu, Muriel Pic rappelle qu'à Alexandrie, avant même le temps de Ptolémée, "on apportait, au milieu des repas et des meilleures chères, l'anatomie séchée d'un corps d'homme pour servir d'avertissement aux convives." Elle l'ignore, mais on est proche de la corrida, qui ritualise de manière si rigoureuse le souci de la célébration de la vie par la mort...
On aimerait beaucoup, à l'occasion parler avec elle. Car elle a (sans le savoir ?) compris l'essentiel de la corrida de toros, qui semble pourtant l'inquiéter, bien naturellement. Ainsi, lorsqu'elle commente cette scène du film de Franju, où l'on voit mourir un cheval blanc, elle parle de "l'agenouillement final que seule la bête peut effectuer avec une telle grâce." Et l'on pense au toro qui cède, qui se rend. Et à l'artiste Pilar Albarracin qui avait créé, il y a quelques années, "Tartero", une représentation stupéfiante et grandeur nature d'un toro qui s'agenouille, pour une grande exposition en septembre 2004 aux Reales Atarazanas de Séville.

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"Tartero", de Pilar Albarracin

Le premier toro de l'après-midi, Entonado, était ensabanao salpicao, c'est à dire gris blanc parsemé de tâches noires sur la tête et l'encolure. Magnifique. D'entrée, il alla semer la panique en renversant, à la porte des chevaux, le picador de Castella, José Moreno Josele et sa monture. Inextricable noeud de toro, homme et cheval, frissonnant pendant d'interminables secondes. La peur eut l'immense vertu de calmer pour un instant le groupe d'une vingtaine de paysans bourrés descendus en trébuchant de leur village près d'Olivenza, pour "faire la fête", et qui terrorisaient la grada 6. Autre visage du peuple. On ne choisit pas toujours.

Le Musée des Beaux-Arts de Séville présente actuellement une remarquable exposition sur la gravure antique. Evidemment, on se sent un peu obligé d'y aller. Même à l'apéro, la pression culturelle reste forte. Difficile, si on veut garder ses étoiles, de ne s'intéresser qu'aux nouveaux restaurants et aux corridas du soir. Parmi quelques Dürer à l'incroyable puissance de trait, entre un éléphant et des hommes volants de Goya, il y a ce visage de Christ de Claude Mellan. Dessiné d'un seul trait, circulaire et régulier. Un point de départ sur le nez, la ligne tourne sur elle-même, en élargissant le cercle, et dessine ce visage de Christ.

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C'est le principe même de la tauromachie moderne, dont José María Manzanares est un des plus brillants représentants. Le point sur le bout du nez du Christ, ce sont ses pieds, plantés sur le sable. Le crayon, la muleta qui tire en cercle autour de lui la ligne noire du toro, infiniment, jusqu'à dessiner l'oeuvre finale. On s'attendait donc à ce qu'il accroche un nouveau cadre victorieux à son exposition personnelle. Mais les toros de Victoriano del Rio, cet après-midi, lui imposèrent un fusain imparfait, friable, et dont les petites bavures laissèrent planer tout au long de l'après-midi une inquiétude sourde. L'encre de ses deux toros se mit même à fuir le long des planches.
C'est le péruvien Andres Roca Rey, dont on connait plutôt les eaux-fortes, qui trouva le trait parfait. Il a souvent payé le prix, habitué malgré son jeune âge à l'acide des cornes. C'est lui qui garda dans sa muleta ronde et basse, pour d'interminables circulaires, un toro fuyant mais d'une rare noblesse, le mufle au sol, doucement, lentement... Roca Rey sait que, dans ce genre de travail, l'essentiel est de ne jamais lever la plume. Laisser la pointe sur le papier, laisser la muleta sous la bouche du toro, sans jamais l'enlever, comme sa main dans celle d'une fiancée. Il ajouta une grande estocade a recibir, et le président sortit ses deux mouchoirs sans hésiter !
Devant le très bon quatrième, qui demandait une attention et un engagement de chaque seconde, Sebastien Castella dessina une magnifique faena, posée et pleine de temple. Il leva longuement la plume entre les séries, pour laisser reposer son toro, ou le vent qui balayait par rafales le ruedo du Baratillo. Grande épée. Mais c'est la mort des bêtes qui commande. Le toro tarda à tomber, et c'est lui, Derramado, qui eut droit au premier tour de piste. Les descabellos avaient privé Castella de l'oreille qu'il méritait. Mais c'est un bonheur de le revoir à ce niveau.

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Au sixième toro, la lumière dorée du soleil couchant vous murmure qu'il faut rentrer, que la Féria s'achève pour vous. D'ailleurs, une fine pluie tiède commence de tomber. Minuscule angoisse vespérale. On a beau le savoir, tout a une fin.
Mais la mélancolie est une ascèse : Muriel Pic le rappelle dans son essai, à propos de La Rochefoucauld, qui ne riait guère plus d'une fois par an.
La Rochefoucauld n'est jamais venu à Séville...

 

Six toros de Victoriano del Rio et de Cortes pour :
Sébastien Castella, mauve pâle et parements noirs, silence et vuelta
José María Manzanares, bleu ciel de Leucate et or, saluts aux deux
Andres Roca Rey, vert empire et or, deux oreilles et ovation