par BENJAMIN FERRET ; illustration CHARLIE TASTET
à Jeanne et Marion
« Nous devons faire très attention quand
nous mentons : nous ne sommes pas sûrs
de ne pas dire la vérité ». Jean Giono
Dans la chambre 112 de l’hôtel Splendid tout juste rénové, tout n’était que silence. Un étage plus bas, la banda de Los Calientes bousculait le centre-ville de Dax en ce début de soirée. Le tumulte qui s’était emparé de la cité thermale pour sa première journée de feria ne trouvait nul écho dans la pièce. Il n’y avait rien de merveilleux là-dedans, juste le résultat du double vitrage. L’épaisseur des verres posés aux fenêtres, bien qu’entrebâillées, faisait rebondir les notes des musiciens. Les premières mesures de « Cara al sol » rompirent le calme régnant entre ces murs. Servi par une trompette, ce chant martial espagnol de 1935 s’échappait du Smartphone posé sur l’écritoire de cuir du bureau de la chambre. Le vibreur, associé à la sonnerie, fit ramper le Samsung Galaxy sur quelques millimètres. Le doigt de son propriétaire n’activa pas son écran, où s’afficha l’heure : 22 h 30. Et pour cause, puisque les phalanges en question reposaient aux côtés des quatre autres doigts, étendus au bout du bras d’Adolfo de la Caseria, lui-même pendu à une large ceinture de coton rouge passée autour de sa gorge et accrochée de l’autre côté au lustre de la chambre.
C’est ce corps aussi nu que sans vie que découvrit le garçon d’hôtel au moment où il poussa la porte de la chambre. Son « Il y a quelqu’un ? » était resté sans réponse, de même que les coups précédemment toqués sur la porte. La réception lui demandait d’aller voir si l’occupant de la chambre 112 s’y trouvait. Un autre client de l’hôtel et un interlocuteur au téléphone le réclamaient. Il y était. Bel et bien. Juste en face de lui. Mais mort.
– Madame la procureure ? C’est le capitaine Malastruse. Excusez du dérangement, mais vous devriez venir au Splendid. La direction de l’hôtel a appelé le commissariat, ils ont découvert un de leur client pendu dans sa chambre. Il s’agirait de…
Marianne Prigent ne laissa pas le temps au policier de terminer sa phrase. Elle avait horreur des mots inutiles.
- Nous arrivons. Le commissaire est à mes côtés.
La magistrate raccrocha. Elle préférait se faire son avis par elle-même. Installée dans la tribune officielle des arènes dacquoises à l’heure où le Concours landais rentrait dans sa partie la plus intéressante, elle déplia de sa chaise un corps immense et incita l’homme assis à ses côtés - le supérieur de son interlocuteur - à en faire de même.
– Vous allez devoir vous passer de la fin du spectacle, commissaire. L’un de vos hommes vient de me téléphoner. On a un cadavre au Splendid.
Quoique légèrement enivré par une première journée de feria où les réceptions officielles s’enchainaient comme les verres et les verrines depuis le milieu de matinée, le commissaire Henri Lapeyre comprit au ton employé par la jeune magistrate que ses fêtes de Dax venaient de prendre une tournure particulière. Tant pis pour les écarts à venir face à Pata Blanca, une redoutable vache de chez Dargelos ; on les lui raconterait. Tant pis pour la soirée qui suivrait. La traversée du parc Théodore-Denis, au rythme rapide imposé par le pas de la procureure, lui permit de rassembler ses idées, de se défaire de sa nostalgie d’ancien écarteur et de festayre devant l’éternel, pour retrouver son statut de commissaire. Un cadavre au Splendid ? L’inédit s’invitait pour sa huitième feria à la tête du commissariat de la sous-préfecture des Landes. Peut-être la dernière avant sa retraite. Il en avait pourtant déjà beaucoup vu au cours des précédentes, ici ou ailleurs. Des bagarres, des vols, des arnaques et des manifestations. Oui. C’était même l’habitude. Des viols et de la drogue, aussi. Des morts accidentelles, également. Hélas. Mais un cadavre pendu dans une chambre d’hôtel pour une feria, jamais, non, jamais.
– Un crime pendant les fêtes. On pourrait se croire dans un polar !
Henri Lapeyre accusa pour seule réponse le regard réprobateur de la procureure. Le commissaire ne pouvait s’empêcher de songer qu’il commençait à se faire vieux pour ce genre de choses. Sans arriver à de la souffrance, celui dont le cœur battait depuis 59 ans et une naissance à Auch avait du mal à affronter l’évolution de la délinquance à laquelle il était confronté, même dans cette tranquille ville que demeurait Dax. Cette mélancolie le prenait surtout en temps de ferias, quand le souvenir de celles de son adolescence se faisait trop fort. Avec ses camarades de l’équipe de rugby de Condom, lui-même avait naguère commis quelques bêtises durant ces moments de réjouissance et de tauromachie qu’il aimait par-dessus toute autre saison. Il avait ensuite construit sa vie, d’autres diraient sa carrière, en privilégiant toujours les affectations dans les villes taurines. Il avait vécu la feria sauvage de Béziers des années 1980, celles d’Arles et de Nîmes, plus tard. Il avait vu que les frontières de l’acceptable, autrefois franchies par quelques-uns, étaient maintenant oubliées de beaucoup.
– Qu’est-ce qu’on a ?
Dès son entrée dans la chambre 112, le commissaire Lapeyre prononça cette phrase à la cantonade, sans attendre forcément de réponse, simplement pour tenter de poser son autorité. Il s’approcha au plus près du corps. La procureure Prigent se recula de quelques pas. Elle obtint une vision globale de la scène où s’activaient plusieurs enquêteurs de police et experts scientifiques. Le cadavre, entièrement nu et toujours pendu, ne portait aucune marque de coup ni de blessure apparente. La ceinture rouge avait commencé à teinter de bleu les chairs au niveau de la jugulaire, marque de l’efficacité de la strangulation. Hormis la présence de ce corps accroché au lustre, rien ne semblait avoir été dérangé dans la chambre. Le lit n’affichait aucun pli. Pas un vêtement, ou alors étaient-ils rangés dans la penderie aux portes fermées ? Seul le bureau porterait des preuves du passage de l’occupant des lieux. Les quotidiens du jour – « ABC », « Marca », « Le Monde » et « Le Figaro » – étaient surplombés d’un livre au format poche, El Impostor, de Javier Cercas. L’ordinateur portable posé à côté était éteint, le smartphone verrouillé. Le passeport espagnol retrouvé sur ce même meuble de bois contreplaqué donnait le nom d’Adolfo de la Caseria, selon ce que leur apprit Malastruse. La même identité que celle donnée à la réception lors de son arrivée.
– Il s’agit bien de lui, releva le commissaire. C’est un chroniqueur taurin espagnol bien connu. La municipalité lui a même remis l’automne dernier la médaille de la Ville de Dax et organisé un cycle de conférences en son honneur.
Pas plus le nom de la victime que le souvenir du commissaire ne disaient quelque chose à Marianne Prigent, étrangère aux choses de l’arène. En poste dans la cité thermale landaise depuis à peine plus d’une année, la procureure vécut sa première feria quelques semaines après sa prise de fonction. Elle découvrit un monde nouveau, à part, bien loin de celui qui avait jusqu’alors été le sien, entre une enfance en Bretagne et un premier poste dans le Pas-de-Calais. Elle sentait en revanche que l’hypothèse d’un suicide ne tenait pas du tout. C’était trop simple, trop banal, trop commun. Elle sonda ses enquêteurs sur le sujet.
– On n’a pas grand-chose, résuma Malatruse avec l’air d’un adolescent se cherchant par avance des excuses. Le garçon d’étage affirme que la porte d’entrée était fermée à clef. La fenêtre était ouverte, par contre. On a trouvé une boîte de tranquillisants entamée et un peu de poudre. Ça semble être de la cocaïne. Il y a aussi quelques empreintes exploitables. Les rares occupants des chambres voisines que l’on a pu interroger n’ont rien entendu. Il n’a pas laissé de lettre, pas de mot, rien. Et il va nous falloir quelques heures pour voir ce que contiennent le Smartphone et l’ordinateur, surtout si c’est en espagnol.
– Demain en fin de matinée, dans mon bureau ? lança la procureure, sans laisser la possibilité à son interlocuteur d’imaginer formuler la moindre opposition. Je veux que les résultats de l’autopsie et de l’anapathe me soient transmis au plus vite. Mettez-vous aussi en rapport avec les autorités espagnoles, elles nous apprendront peut-être quelque chose sur cet Adolfo de la Caseria.
Marianne Prigent se tourna vers le commissaire Lapeyre et poursuivit :
– Quant à vous, commissaire, je crois que votre penchant pour la tauromachie va nous être utile. Tout ce que compte d’important le monde des taureaux va faire étape à Dax pour cette feria. Si notre victime était aussi connue que vous le dites, vous devriez bien trouver quelque chose.
Le message était dit d’un ton sec comme un été de canicule, avec une conviction transpirant de chacun des mots prononcés. Ainsi, la procureure restait fidèle au personnage qu’elle commença de forger avant même sa première direction d’enquête. Une constante, pour la jeune femme, afin de tenter de faire oublier l’air gracile que ses 28 ans, ses cheveux blonds coupés courts, à la garçonne, sa peau claire aux joues rosées et ses yeux d’un bleu ciel lui laissaient malgré une taille approchant le mètre quatre-vingts. Cette allure filiforme, devenue la sienne dès le début de l’adolescence, lui permit de découvrir l’ambiance d’une boîte de nuit avant sa majorité quant son visage d’enfant lui valut de présenter sa carte d’identité à un videur au soir de son vingt-quatrième anniversaire. L’autorité naturelle qui était la sienne face à tous ses interlocuteurs lui venait cependant de l’enfance, lorsqu’elle y réfléchissait. Cadette d’une fratrie de quatre enfants, seule fille précédée de trois aînés, Marianne Prigent sut bien vite manœuvrer les hommes tout aussi bien que son père conduisait ses vaches au champ. De ses racines dans la campagne de Bretagne, elle se souvenait aussi d’avoir pris goût à la justice – ou le dégoût de l’injustice, elle ne savait plus bien - en voyant son père se résoudre à vendre ses animaux plutôt que de brader leur lait à un prix jugé injuste. Après lui, un territoire entier fut contraint de céder face au pouvoir de l’industrie agroalimentaire. Ils n’étaient déjà plus des paysans. De fermiers, ils devinrent employés. Ou chômeurs. Ce fut le cas de son paternel, trop jeune pour être retraité mais jugé trop vieux pour travailler. Il en allait de même pour deux de ses frères, sans emploi. Le troisième vivotait du côté de Saint-Nazaire en faisant de l’intérim aux chantiers navals, c’étaient les dernières nouvelles qu’elle avait d’eux. Tout cela, personne ne le savait. Ni dans les Landes, ni à Boulogne-sur-Mer, ville où elle débuta dans la magistrature, études de Droit terminées et concours réussis. Substitut du procureur de la République, elle se trouva d’emblée confrontée à des populations au bord de l’implosion. Marianne Prigent parlait peu et jamais d’elle-même. Les seules conversations qui l’intéressaient étaient celles d’où elle était absente. Dans l’enceinte du palais de justice dacquois, aucun de ceux qui la fréquentaient n’imaginait non plus la jeune femme honnir une société dont elle s’acharnait pourtant à défendre les intérêts lors de chacun de ses réquisitoires. Les enquêteurs louaient plutôt son sens du détail, les avocats sa pondération, les juges sa faculté à ne jamais oublier la personnalité et l’histoire des prévenus. Elle ne croyait pas à la pulsion. Elle préférait parler de « préméditation involontaire », parce qu’elle estimait que chaque geste a une origine. C’était la façon qu’elle avait trouvée pour faire face, comme elle pouvait, convaincue malgré sa jeunesse d’être l’actrice impuissante d’un monde se dirigeant vers le chaos. Dossier après dossier, réquisitoire après réquisitoire, délibéré après délibéré, la magistrate se frottait à un monde qu’elle voyait comme un grand et beau jeu de construction, assemblé, puis rendu aux mains d’un enfant pour qu’il le démonte. Pièce à pièce.
L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.
Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.
Deuxième épisode samedi prochain, le 15 juillet...