chapitre 2

L'ombre et la lumière - chapitre 2

par BENJAMIN FERRET ; illustration CHARLIE TASTET

 

Le réveil, réglé pour 6 h 30, n’avait pas encore sonné. Marianne Prigent ouvrit les yeux quelques minutes avant. Il en était ainsi depuis ses premières années, quand elle entendait chaque matin les bruits rassurants de son père quittant la chambre voisine pour l’étable et la traite des vaches. Puis ceux de sa mère. Au milieu de meubles en formica couleur canari, elle s’affairait en cuisine à préparer le petit-déjeuner de toute la famille. La procureure décolla lentement sa face gauche de l’oreiller et se leva. Les prémices d’une liste de gestes qu’elle répétait jour après jour avec ordre et rigueur. La demi-heure d’exercices de gymnastique dans le salon de l’appartement succédait à un rapide passage aux w.c. et un verre d’eau citronnée avalé. Le journal de 7 heures de France Bleu Gascogne. Un plein bol de lait entier, arrosé de céréales au chocolat. Marianne Prigent le dévorait sur un tabouret de la cuisine. Elle songeait aux heures qui viendraient. Ce matin là, L’image d’Adolfo de la Caseria lui revint immédiatement. Son abdomen fin et musclé trahissait chez cet homme de 68 ans le souci de s’entretenir et de continuer à plaire. Elle avait entrevu un sexe de proportion des plus banales mais au pubis épilé comme le reste du corps. De fines rides parcouraient le territoire d’un visage bronzé à l’extrême, chacune semblant dire un pan de son histoire. La chevelure grise cendrée rajoutait de l’élégance au portrait.

La toilette, l’habillage et le maquillage - réalisés avec méthode et une gestuelle rationnelle à l’extrême - permettaient à la procureure de ne jamais arriver au palais de justice après 8 heures. Le thermomètre de la voiture de Marianne Prigent indiquait 24 degrés quand elle se gara dans l’enceinte du Palais de justice, un immeuble de pierres grises attenant à la façade vitrée du commissariat. Une chaleur poisseuse s’annonçait pour cette deuxième journée de la feria dacquoise. En attendant que le soleil déverse son feu dans le bureau, la procureure ouvrit les fenêtres. Elle ne s’était jamais sentie bien dans ce lieu. Son aspect, comme son mobilier, lui renvoyait l’image d’une justice d’un autre temps. Dans l’épais tapis couvrant une grande partie du parquet de la pièce, elle voyait surtout les traces de merde laissées par les mis en cause, les avocats et les enquêteurs qui se succédaient face à elle. Elle détestait encore plus les vieux fauteuils d’inspiration Louis-Philippe dans lesquels ils s’asseyaient. Faits d’un bois foncé et verni, leurs grincements lui laissaient entendre au moindre mouvement les limites du système judiciaire actuel. Une cheminée de marbre beige, deux bibliothèques garnies d’éditions anciennes et caduques du code pénal et de registres dépassés finissaient d’alourdir la pièce, au fond de laquelle trônait un volumineux bureau, lui-aussi de bois sombre. Seule une maquette de chalutier boulonnais baptisé « Le Daxois », offert par ses collègues à son départ du parquet de Boulogne-sur-Mer, personnalisait un peu la pièce aux murs de laquelle la magistrate avait laissé les affiches et décorations posées par ses prédécesseurs.

Marianne Prigent se fit couler un café de la Tassimo cachée dans une armoire à côtés des dossiers d’instruction qu’elle tentait de boucler. Elle s’installa à son bureau. Elle alluma son ordinateur portable et retrouva sans mal le blog d’Adolfo de la Caseria, consulté la veille au soir, à son retour chez elle. Sur le cahier qu’elle venait de poser devant elle, la procureure relit les notes prises. Pas grand-chose d’intéressant, se dit-elle. Rédigée par le chroniqueur taurin lui-même, sa biographie ne donnait même pas sa date de naissance. Quelques lignes pour une vie passée au service de la tauromachie, après des études de chimie à l’université Complutense de Madrid. Des collaborations avec des quotidiens généralistes et des revues spécialisées se mêlaient depuis quarante ans à la publication d’ouvrages, la tenue de conférences et des commentaires de corridas à la radio comme à la télévision. Les derniers articles publiés revenaient sur les spectacles vus par Adolfo de la Caseria durant ses derniers jours. Les courses de Santander, le succès de la corrida des fêtes de Bayonne. Grâce au traducteur de Google, la procureure avait aussi lu un billet sur les retransmissions télévisées. Outre un droit à l’image bafoué et dénoncé par certains toreros vedettes, la procureure parvenait à comprendre que le journaliste espagnol n’appréciait guère que ces spectacles soient commentés par un confrère venu du Pays basque. Adolfo De la Caseria interpellait dans ce billet ses lecteurs. Sans manquer de rappeler les origines castillanes de sa famille remontant au XVe siècle, il se hasardait dans un long parallèle avec l’indépendantisme catalan et concluait sur l’unité de l’Espagne, à conserver « grande et pure ». Plusieurs autres écrits du blog, dont un daté de l’avant-veille, étaient consacrés aux vegans. Ils interpellaient tout autant la procureure par la vigueur du ton employé. Presque un appel à prendre les armes face à la montée de l’intégrisme écologiste.

Marianne Prigent en était là de sa réflexion quand on frappa à sa porte. Les poils gris de la moustache d’Henri Lapeyre apparurent dans l’embrasure, puis sa silhouette de blanc et rouge vêtue.

– Entrez commissaire. Je vous attendais, lui signifia la magistrate en l’invitant de la main à prendre place dans un fauteuil.

Des années à se soucier plus des autres que de lui-même et une santé aléatoire avaient fini par donner au policier le profil d’un verre à armagnac. Ses jambes étaient plus courtes et plus fines que son tronc, en forme de poire. Ses joues et son nez affichaient une teinte mauve, trahissant trop de moments à essayer de jouir des plaisirs de la vie. « Régime gersois. Graisse d’oie », avait-il par exemple rétorqué à un ami médecin lui parlant des bienfaits du régime crétois et de l’huile d’olive. « Parce que cela faisait flic », celui qui fut trois-quarts centre et écarteur landais arborait une épaisse moustache quotidiennement peignée. De même que son estomac, Henri Lapeyre la laissa pousser dès le premier jour passé au sein de la maison police, le 6 septembre 1984.

– On aura le rapport du légiste avant ce soir, annonça-t-il en prenant place face à la procureure. Il m’a appelé : il ne croit pas au suicide mais voit plutôt une strangulation en plusieurs temps. Pour lui, la victime aurait été étranglée, puis pendue. Malastruse termine d’imprimer les photos contenues dans le téléphone retrouvé dans la chambre. Il arrive… Je suis aussi retourné aux arènes hier au soir. J’ai pu parler à quelques personnes attardées au comptoir de la Talenquère : je voulais en savoir plus sur La Caseria.

– J’espère que vous n’avez pas donné trop d’éléments ! Il ne s’agirait pas d’être trop bavard. Je sens que les journalistes ne vont pas tarder à nous appeler. Un cadavre au Splendid, cela va plus les intéresser que les statistiques de la première journée de feria. Vous avez quoi, d’ailleurs ? Le point presse avec le sous-préfet est à midi.

– La nuit a été calme. Pas de faits majeurs à relever, juste un jeune de 17 ans interpellé du côté de la gare avec 50 grammes de shit dans ses bagages. Votre substitut doit le recevoir.

– C’est bien. Pour le cadavre, nous restons sur du factuel. Un homme a été retrouvé pendu dans sa chambre d’hôtel. Pas d’allusion à la cocaïne. Pour l’identité, je vous laisse juger de l’opportunité de la donner. Vous connaissez mieux notre bonhomme que ce que j’ai pu en lire sur internet, commissaire.

Marianne Prigent ne parvenait pas à appeler Henri Lapeyre autrement. Ce dernier lui avait proposé à plusieurs reprises d’user de son prénom et de le tutoyer. Elle avait refusé, malgré la fragile complicité qui s’était instaurée entre eux dès l’arrivée de la procureure au parquet de Dax. La chaleur s’engouffrait à travers les fenêtres toujours ouvertes du bureau. Le léger souffle de vent venu s’abattre sur le commissaire lui faisait le même effet qu’un sèche-cheveux orienté en pleine face. Il commençait à fondre. Cela se voyait sur son front, déjà enduit d’une sueur qu’on devinait poisseuse. Il l’essuya avec son mouchoir de coton blanc.

– L’annonce du décès d’Adolfo de la Caseria va se répandre dans le monde taurin, et causer un choc, reprit le commissaire. C’était un personnage très connu dans le mundillo. Rien qu’à Dax, personne n’a su me dire depuis combien d’années il rendait compte des corridas de la feria mais son nom cause à tout le monde.

Henri Lapeyre et Marianne Prigent confrontèrent ensuite les éléments qu’ils avaient pu recueillir – lui dans ses conversations et ses anecdotes d’aficionado ; elle sur internet - afin d’esquisser un portrait de la victime. Chercher, aussi, à comprendre pourquoi on l’avait assassiné. Adolfo de la Caseria faisait partie de ces quelques personnes à aller de feria en feria comme autrefois les colporteurs de village en hameau. Libre de choisir ses arènes d’attache, il rendait compte de plus d’une centaine de corrida par saison. Il allait ainsi depuis le mitan des années 1970, de ville en ville, parmi sept pays et deux continents. Le journaliste taurin réservait toujours une chambre dans l’hôtel le plus agréable, une table dans le meilleur restaurant de la région. Les organisateurs ne savaient jamais quand il arrivait dans une feria, ni même quand il en repartirait. Tous lui réservaient les meilleurs traitements, conscients que les articles de La Caseria trouvaient encore un large écho chez les aficionados. Le commissaire lui-même faisait partie de ses lecteurs, depuis une époque où l’attente de l’article n’avait pas encore cédé la place au commentaire instantané. Henri Lapeyre aimait le style sans commun des écrits d’Adolfo de la Caseria, malgré des partis pris flagrants. Surtout, il voyait grâce aux textes ce auquel il n’avait pas assisté. Le détail se faisait histoire. La faena devenait fable. La technique des toreros s’effaçait sous la poésie. Les comparaisons et les métaphores empruntaient tout à la fois à la littérature du Siècle d’Or et aux récits populaires des campagnes espagnoles. Il y avait chez le chroniqueur un appétit pour les mots, une sorte de musique pour la phrase. Une envie de transmettre à chacun un pan de mémoire collective. Tant en castillan qu’en français, qu’il maîtrisait et prononçait sans trahir son accent. L’écouter revenait à tomber sous son charme, Adolfo de la Caseria disparaissait derrière son récit pour mieux y apparaître, tel un conteur né.

– C’est bien joli tout ça mais votre journaliste, on dirait bien qu’il n’écrivait pas que sur la tauromachie, tempéra Marianne Prigent. Juste cet article. Lisez. On voit bien qu’il n’aime pas vraiment le Parti socialiste espagnol. Et encore moins Podemos !

Le commissaire jeta un rapide coup d’œil vers l’écran présenté par la magistrate.

– Je sais. La politique reste un sujet sensible en Espagne. Le mundillo s’est longtemps accommodé de cela, sans vraiment s’en préoccuper.

– Cela ne semble plus être le cas.

– L’arrivée des idées animalistes dans le débat politique a changé la donne. Je ne vais pas vous faire un dessin. Vous avez pu voir le pataquès que ça fait dès que les anti corridas annoncent leur venue.

– Un militant de la cause animale qui s’en prend à une icône de la presse taurine ? C’est bizarre, mais ça s’est déjà produit. Et il y a aussi la poudre retrouvée dans la chambre. Si c’est bien de la cocaïne, cela change la donne.

Le capitaine Malastruse interrompit la discussion de son poing, porté sur la porte du bureau. Il tenait dans ses mains les tirages des photos contenues dans la mémoire du Smartphone retrouvé dans la chambre. Outre de nombreux clichés taurins, du passé ou plus récents, on voyait beaucoup de photos d’hommes, en train de s’adonner à des activités que la morale réprouve. Quelques belles femmes, aussi, dont l’absence de vêtement et de pudeur semblait combler les premiers. Sur d’autres tirages, on repérait des lignes de poudre blanche tracées entre des verres et des bouteilles de gin et de tequila, un billet jaune de 200 euros plongé dedans. Puis le nez d’un homme et son visage autour. Celui du commissaire resta quelques secondes immobile, comme pétrifié dans le moment, la bouche légèrement ouverte :

– Que se passe-t-il ? demanda la procureure.

– Si elles venaient à être divulguées, ces photos auraient l’effet d’une bombe. On retrouve dessus tout le gratin du mundillo. Toreros, éleveurs, organisateurs… Tous dans une situation embarrassante. Vous voyez ce matador ?

– Oui. Une photo volée de son intimité ?

– Peut-être… Mais en tout cas, la fille avec lui n’est pas son épouse... Pareil sur celle-ci. Le drôle en train de sniffer, c’est Juan de Salamanca. Le plus grand torero actuel.

– Ce que vous me dites, c’est qu’Adolfo de la Caseria avait dans son portable de quoi faire chanter les stars de la tauromachie.

– Exactement ! Vous avez parfaitement pigé. Là encore. Cette photo. On y reconnaît Antonio Gutierrez, le caleçon en bas des chevilles au milieu d’autres couples. C’est un vieil homme d’affaires taurin. Et c’est justement lui qui a demandé à la réception de l’hôtel de faire ouvrir la chambre de la Caseria…

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Capture d’écran 2017-07-07 à 17.38.19L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.

 

 

portrait charlie tastet

 

Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.

 

 

 

 

 

Troisième épisode samedi prochain, le 22 juillet...