par BENJAMIN FERRET / illustration CHARLIE TASTET
Le callejon d’une arène offre à qui sait l’observer un étalage amusant des comportements humains. Celui de la première corrida de la feria de Dax ne faisait pas exception. Les habitués prenaient l’air détaché de ceux qui sont convaincus d’être à leur place dans la contrepiste. Ils parlaient fort, et rarement de tauromachie. Ils se forçaient à rester indifférents face à ce qui allait arriver. Les nouveaux venus peinaient à l’inverse à cacher leur excitation. Une main levée en direction d’un ami assis dans les gradins. Le regard attentif à toute action sans qu’il soit capable de se fixer sur l’une d’elle, une photo prise à la va-vite. Ils se trahissaient eux-mêmes. Seuls les gens qui pensaient à ce qui se tramerait dans les minutes à venir affichaient un air grave. Ils étaient une minorité. Henri Lapeyre, en souvenir de ses rencontres de jeunesse avec les vaches de courses landaises, et à la mémoire de l’écarteur Rachou, en faisait partie. Il n’était jamais parvenu à rire à quelques minutes d’un paseo ; ce défilé qui ouvre un temps dans lequel la mort peut s’inviter. Antonio Gutierrez mangeait quant à lui son stress en s’acharnant sur un cure-dent. Ses molaires droites concassaient la maigre tige de bois. Le verre d’armagnac bu d’une traite au comptoir du local de la commission taurine n’avait eu aucun effet apaisant. L’apoderado de Fermin Rivas savait la corrida importante pour la suite de la carrière de son torero. Pour sa présentation dans le Sud-Ouest, le jeune matador mexicain se devait de triompher et sortir sur les épaules de ses admirateurs pour la douzième fois en douze courses torées depuis son alternative nîmoise de la dernière Pentecôte. L'ultime pari de cet homme d’affaires taurin, soixante-quatorze ans au compteur et sûrement autant de carrières de toreros conduites avec plus ou moins de réussite. Il n’accorda pas le moindre intérêt au commissaire quand celui-ci prit place à ses côtés dans le burladero. Cheveux luisants de gomina, visage couperosé et graisseux comme une mauvaise tostada, et épais verres de myope cerclés dans une monture d’écailles donnaient à Antonio Gutierrez le faciès d’un crapaud épanoui. Il lâcha un « Ay, madre mia » quand l’alguazil des arènes dacquoises manqua la clef lancée depuis la présidence et la fit tomber sur le sable de la piste. Mauvais signe. Henri Lapeyre savait son temps compté pour le questionner. Deux taureaux, très exactement, avant que le torero mexicain rentre en piste et accapare toute l’attention de son fondé de pouvoir. Rien ne disait d’ailleurs que son apoderado ne déciderait pas de changer de place en cours de spectacle. Qui sait ; c’est peut-être à Dax qu’il finaliserait l’engagement de Fermin Rivas ou d’un autre torero de son écurie pour la feria de la Madeleine de Mont-de-Marsan de l’année suivante. Le commissaire n’attendit pas la fin du paseo pour entamer la conversation avec son voisin de gauche, surpris d’être apostrophé dans un castillan parfait :
– Je suis le commissaire de police Henri Lapeyre. Je voudrais vous poser quelques questions au sujet de la mort d’Adolfo de la Caseria.
– J’ai déjà répondu à la police hier au soir. C’est moi qui ai demandé à la réception d’aller voir dans sa chambre. Nous devions dîner tous les deux… Il m’avait demandé l’après-midi même, par WhatsApp, de réserver au restaurant L’Amphitryon. Je voulais savoir pourquoi il n’arrivait pas. Ce n’est pas son habitude d’être en retard. La rigueur castillane, certainement.
– Pourquoi ce repas avec Adolfo de la Caseria ?
– Un dîner de travail, si je puis dire. Vous connaissez notre homme ? Il adore… Ou, mieux dit, il adorait être au contact des toreros et de leur entourage. Il voulait savoir avant ses confrères où les matadors seraient engagés, les affaires en cours, les amitiés et les fâcheries des uns et des autres. Le thème de l’argent, aussi. Il m’a proposé de nous voir à Dax le mois dernier, lors de la San Fermin. Je n’avais aucune raison de refuser. C’est un homme avec qui il est agréable de causer. Quelqu’un de très cultivé. Et quand on a la charge d’un torero, il est préférable de payer un repas à un chroniqueur plutôt que celui-ci dise du mal de nous.
Les clarines sonnèrent la fin du premier tiers. Le premier taureau de l’après-midi s’était livré sans émotion dans les capes qui lui étaient proposées, puis face au picador lors de deux rencontres anodines. Henri Lapeyre hésitait sur la manière à employer face à un tel interlocuteur. Rompu aux négociations sans fin face aux organisateurs de corridas, l’apoderado n’entendait pas en dire plus. Il attendait que le policier relance la conversation, le regard fixé sur le taureau. Il se doutait que ce commissaire souhaitait en savoir plus. Cela ne manqua pas :
– Quelqu’un avait des raisons d’en vouloir à Adolfo de la Caseria ?
– Beaucoup, certainement ! Mais de là à le tuer…
Antonio Gutierrez esquissa un sourire. Il cracha un épais mollard qui termina sa trajectoire sur l’une des planches de bois rouge qui les séparait tous de la piste. L’apoderado sortit un paquet de Craven A fripé de la poche gauche de sa chemise guayabera. Il l’ouvrit pour en proposer à ses voisins. Le commissaire accepta et sortit en réponse son Zippo face à la cigarette que l’apoderado glissa entre ses dents après lui avoir arraché son filtre jaune.
– Adolfo de la Caseria était une très bonne personne, reprit Gutierrez. Très intelligente.
Il marqua à nouveau une pause. Il prenait un plaisir manifeste à recracher la fumée bleue par ses narines.
– Nombreux étaient ceux qui pouvaient lui en vouloir : il n’a jamais été tendre avec les toreros qui lui déplaisaient, pour une raison ou une autre. Voilà longtemps, l’un d’eux lui avait même cassé deux dents d’un coup de poing. Il était exaspéré de lire au lendemain de chacune de ses prestations qu’il restait un « matador des bordures ». Mais moi, je n’ai jamais eu à me plaindre. Je crois que nous avons la même vision de la belle tauromachie.
À quelques mètres de ce dialogue, le premier matador de l’affiche en terminait avec une faena comme on en voit tant. Il ne perdit pas pied mais enchaîna les passes sans âme et s’y reprit à deux fois pour l’estocade. Henri Lapeyre se dit que, même dans les arènes, ce millésime festif dacquois débutait bien mal. Le commissaire se persuada ensuite que le meilleur moyen de faire parler Antonio Gutierrez était de lui montrer la photo découverte dans le Smartphone du journaliste mort. Se voir en train de se faire sucer avec l’arrière d’une chevelure auburn pour cache-sexe, ça va forcément lui faire un choc, pensa-t-il. Et avec un peu de chance, il va déballer tout ce qu’il sait et je pourrais même profiter de la fin de la corrida.
– On m’a dit le plus grand bien de votre torero, avança-t-il pour relancer l’échange comme il le pouvait.
– Merci. Retenez bien son nom : Fermin Rivas. C’est un « crack », le très grand torero des années 2020.
– Pour en conclure, je voudrais toutefois vous montrer une photo qui devrait vous rappeler quelque chose.
Le commissaire Lapeyre sortit une feuille de papier de sa poche de chemise. De format A4, pliée en quatre, il la passa à Antonio Gutierrez sans l’ouvrir, afin que celui-ci soit le seul à voir ce qu’il y était imprimé.
– C’est bien vous ? Demanda le commissaire quand l’apoderado plongea son visage sur la feuille, entrouverte entre la protection du burladero et son ventre rebondi.
– C’est bien moi. Cette photo, je la connais. Je l’ai reçu sur mon portable le lendemain matin qu’elle ait été prise. La Caseria avait juste ajouté une question : « Bonne soirée ? » C’était à Cali, pour la feria, voilà plus de six ans. Il m’a entraîné dans une nuit colombienne de folie. Il m’a piégé.
La conversation entre les deux hommes fut brutalement interrompue. En piste, un banderillero habillé de chocolat et noir venait de se faire renverser par le deuxième taureau de l’après-midi. Il se releva sans mal, la face rougie du sang de l’animal et l’épaule visiblement douloureuse. Antonio Gutierrez tourna son visage vers la droite et planta son regard de myope dans celui du commissaire.
– Vous croyez qu’il m’a demandé quelque chose en échange ?
– Cela me paraît logique.
– Et bien non, il ne m’en a jamais reparlé ; du moins jamais de façon directe. Il m’a toutefois fait comprendre lors du dîner qui suivit que la note serait pour moi, comme celle de sa chambre d’hôtel et de son vol à venir pour Madrid…
– Vous avez payé ? Et continué de le faire sans en parler à la police ?
– Que voulez-vous commissaire. Cela fait partie des étranges relations qu’entretiennent depuis toujours les différents acteurs du mundillo. Les enveloppes données en douce aux journalistes, cela ne date pas d’hier. Ce genre de personnes, je vous l’ai dit, il faut bien les nourrir si l’on veut qu’elles nous aident par la suite.
Cette dernière tirade laissa le commissaire Lapeyre interloqué. Il connaissait la pratique mais l’imaginait révolue. Avec ses photos, Adolfo de la Caseria avait en fait ajouté une assurance à celle-ci. Il ne voulait pas forcément faire chanter. Il avait simplement trouvé le moyen fiable de s’assurer un train de vie confortable à moindre coût, au crochet des uns et des autres. D’ailleurs, combien étaient-ils à l’entretenir de la sorte ? Henri Lapeyre avait regardé une à une les photos extraites de la mémoire du téléphone. Il y avait dénombré plus d’une quinzaine de personnages connus. Lequel d’entre eux pouvait avoir décidé de mettre fin à ce chantage silencieux ? Rien ne disait que La Caseria n’en avait pas d’autres, ailleurs, en sauvegarde. Néanmoins satisfait de ce qu’il venait d’apprendre, le commissaire préféra en rester là de ses réflexions. Profitant de la sortie du burladero d’Antonio Gutierrez, il en fit de même pour aller se désaltérer. Sans quitter la contrepiste, Henri Lapeyre héla le serveur au travers d’une étroite meurtrière ouvrant sur la buvette posée sous les gradins, de l’autre côté du mur. Il voulait profiter de la fin de la corrida avant de retrouver la procureure et sa volonté d’en terminer au plus vite avec cette enquête.
L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.
Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.
Quatrième épisode samedi prochain, le 29 juillet...