par BENJAMIN FERRET / illustration CHARLIE TASTET
Le commissaire Henri Lapeyre regarda le carton d’invitation qu’il venait d’extraire de sa poche de pantalon pour vérifier l’horaire : « À partir de 9 h 30, au presbytère ». L’adresse était celle du curé de la cathédrale Sainte-Marie, dont le barbecue annuel de la feria dacquoise prenait ce millésime-ci un écho particulier. Aumônier des arènes de Dax, l’abbé Coudouy était naturellement devenu celui de la plupart des arènes des Landes, le département le plus taurin de France en nombre de spectacles. Christian Coudouy le faisait avec une élégance discrète. Il refusait toute invitation. Il achetait systématiquement un billet pour le dernier rang du soleil. Puis l’abbé allait proposer ses services aux toreros de l’affiche, une valise à la main contenant tout le nécessaire à sa fonction, du crucifix à l’eau bénite, rapportée de Lourdes. Dans quelques minutes, le père Coudouy se verrait confier les plus hautes responsabilités au sein de la Confrérie des aumôniers d’arènes. Active depuis la fin du siècle dernier, sa raison officielle parlait d’une « réflexion à mener autour du sens chrétien de la tauromachie ». Elle était en fait prétexte à des retrouvailles trimestrielles, assorties de solides agapes entre les différents membres, venus d’une trentaine d’arènes du monde, des plus grandes jusqu’aux placitas les plus modestes.
– Les mots du brindis qu’il m’a fait ont beau m’avoir touché et la faena convaincue, je reste aficionado avant tout. Le Juli a triché sur son estocade.
La voix était d’un ton plus bas que celle que les oreilles ont coutume d’entendre de nos jours. C’était celle de l’abbé Coudouy, masquée d’une cotonneuse fumée blanche s’échappant d’un barbecue installé dans l’un des angles de la cour du presbytère. Alors que le commissaire trinquait avec d’autres convives à l’arrivée de l’ecclésiastique landais à la tête de la Confrérie, voilà plusieurs heures que le curé suait face aux flammes pour en faire des braises. Gascon du bout des sandales jusqu’à la pointe du béret — qu’il arborait dès que sa fonction le lui permettait — sa rondeur lui donnait l’air d’un prêtre à l’ancienne, tout droit sorti d’un dessin animé de Walt Disney. Ses idées étaient en revanche jugées irrévérencieuses par ses pairs, comme le furent jadis celles du Monseigneur Bienvenu Myriel. Le reflet d’une vie passée comme prêtre ouvrier dans la petite couronne parisienne. Un quotidien axé autour du lien social avec tous les rejetés de la société, les âmes simples. Ordonné prêtre en 1962, Christian Coudouy avait ensuite migré à Paris au début des années 1970. Voilà une quinzaine d’années, l’abbé était revenu sur ses terres natales pour une seule raison : veiller les siens. Ses parents et sa sœur reposaient à Saubrigues, un village proche de la cité thermale où, adolescent, il trouva sa vocation. « Dieu m’a roulé dans la farine », disait-celui qui fut touché par la foi en maniant le pétrin de la boulangerie où il débutait alors comme mitron. Sa rencontre avec Pedro Meca et son atelier « Révolution et christianisme » l’ébranla autant que la première fois où il vit Antonio Ordoñez dans les arènes de Bayonne.
Posée à l’ombre d’un tilleul, la table était dressée humblement pour ce troisième jour de feria dacquoise. Une épaisse nappe de coton blanc, et posées dessus, des assiettes aux motifs floraux associés à des verres aux gabarits et aux pieds variés. L’omelette aux piments doux du Seignanx côtoyait le foie gras de chez Paris et autres pâtés offerts par quelques fidèles, dont l’ancien maire. Les vins, blanc ou rouges, offraient au commissaire le loisir de faire voyager son palais et d’activer la carte mentale qui était la sienne. Plus que de pays, il était sur cette dernière question d’appellations, de cépages et d’une certaine idée de l’ivresse. La ventrèche grillait en attendant de se nicher dans les taloas, ces pâtes de maïs découverts lors de son séminaire au Pays basque. La côte de bœuf de Chalosse serait saisie au moment, une fois les conversations bien entamées. Celles-ci tournaient pour l’heure autour de la corrida de la veille, finalement pas si mauvaise qu’on avait pu le lire jusque là.
– Il ne faut jamais bouder notre plaisir. On a vu deux taureaux intéressants, tempérait le représentant des clubs taurins Paul-Ricard, Opinel sorti, prêt à estoquer un carré de salade de pot-au-feu venue de la maison Aimé.
– Je me demande bien ce qu’en aurait écrit Adolfo de la Caseria. Que son âme repose en paix, releva à sa suite le curé de la cathédrale de Saragosse, d’une voix de Ducados.
Comme quelques autres hommes d’Église espagnols et même d’Amérique Latine membres de la Confrérie, celui-ci avait répondu présent à l’invitation de l’abbé Coudouy. Entendre le nom de la personne qui occupait ses pensées depuis deux jours poussa le commissaire Lapeyre à se mêler à la conversation.
– Ce fut un Saint homme sa vie durant, reprit l’aumônier des arènes de Sanlucar de Barrameda. Il avait beau venir de Madrid, il vouait une affection particulière à la vierge du Rocio. Il venait la saluer plusieurs fois dans l’année, plus forcément pour le pèlerinage. On m’a dit aussi qu’il avait entièrement financé la rénovation du Simpecado de Villalba del Arcor, voilà de ça trois ans, sans que cela se sache.
Face à tant de louanges — et certainement grisé par les breuvages bus sans discontinuer depuis son arrivée — le commissaire Lapeyre se demanda intérieurement si l’un des prêtres n’allait pas finir par proposer une minute de silence. Même l’abbé Coudouy y allait de son souvenir, en rompant le quignon d’une baguette :
– À Dax, il assistait chaque année à la messe des bandas. Il était aussi là pour le fleurissement de la Vierge voulu par Jean-Paul Delacroix. En cette seule occasion, Adolfo de la Caseria laissait bien plus au denier du culte que certains Dacquois fortunés en une année de messes entre ma paroisse et celle d’Hossegor.
Placé à la droite du père Coudouy, Henri Lapeyre n’en perdait pas une miette. L’écran de son téléphone continuait de comptabiliser les appels en absence de la procureure. Quatre, déjà, sans que cela ne préoccupe le commissaire. Afin que la parole de l’abbé ne se tarisse pas, le policier lui servit un verre de la bouteille qu’il avait apportée, comme cela était demandé sur l’invitation. Un château Chasse-Spleen 2005, qu’il s’était décidé à prendre face à un armagnac 1982 du Domaine de Danis, à Castelnau d’Auzan.
– Tu le connaissais bien ?
– Suis-je bête. C’est vrai que le sujet doit t’intéresser. Non, je ne le connaissais pas. Et je ne voulais pas le connaître plus que cela.
L’abbé Coudouy se rapprocha d’Henri Lapeyre. Deux hommes prêts à se photographier en selfie. La face soudain devenue grave, le curé réduisit le volume de sa voix :
– Il était proche de l’Opus Dei. Pour le reste, écoutons ce que peuvent nous en dire mes camarades.
Foulard rouge noué autour d’un cou et d’un visage de la même couleur, la panse en joie, l’aumônier de Sanlucar de Barrameda ne se fit pas prier pour évoquer le souvenir de La Caseria. Entre deux gorgées de rouge, un morceau de bœuf de Chalosse et malgré un accent andalou et nasillard, ce qu’il dit suscita l’intérêt du commissaire au plus haut point. Le curé espagnol se souvenait des grandes années du chroniqueur taurin, quand Adolfo de la Caseria devint le directeur de la rubrique tauromachique du journal « ABC » au bout de seulement deux temporadas passées à collaborer avec ce quotidien. Les années 1980 et la médiatisation de la corrida lui valurent de devenir une voix et un visage de la tauromachie au travers des retransmissions radio et télé auxquelles il participa jusqu’à l’année 1992.
– Ce que je n’ai jamais compris, c’est pourquoi il a été remercié d’« ABC », à la fin de la temporada de l’Expo universelle. Pas plus que je ne sais pourquoi le « Diario de Cordoba » a cessé de collaborer avec lui au beau milieu de la San Isidro 2003.
– Heureusement qu’il a édité quelques livres ensuite, nota l’abbé Coudouy. Parce que financièrement, je me demande comment il pouvait continuer à mener le train de vie qui était le sien alors qu’il n’écrivait plus que pour son blog.
Henri Lapeyre avait la réponse depuis la veille au soir. Il se garda de la confesser à la tablée, pas plus qu’il n’en causa à son ami de gauche. Malgré son peu de goût pour la chose, le commissaire se força à écrire un SMS à la procureure. Taper un résumé de ce qu’il venait d’entendre lui prit le temps de boire quatre autres verres, raconter deux histoires et entamer un comparatif entre haut et bas armagnac.
L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.
Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.
Cinquième épisode samedi prochain, le 5 août...