par BENJAMIN FERRET / illustration CHARLIE TASTET
La brutalité de la lumière du midi poussa Marianne Prigent à voiler ses iris couleur océan d’une paire de lunettes aux verres fumés. La cité thermale sentait fort pour ce troisième jour de feria. Une odeur animale, fauve, suait des rues dacquoises. Elle se mêlait à celle qu’on qualifiait de propre, laissée par les services municipaux durant le grand nettoyage du bout de la nuit précédente. Les effluves de parfums et autres déodorants, venus des tenues encore immaculées des festayres, complétaient la palette olfactive de la scène. Cet étrange cocktail d’odeurs, encore accentué par la chaleur, irritait le nez de la procureure de la République. Dans la continuité de celui-ci, se creusait sur son front une ride du lion. Aux dires des rares personnes qui pouvaient prétendre à la connaître, cette marque éphémère traduisait chez la jeune femme un grand énervement. La raison de son courroux s’afficha devant elle quand Marianne Prigent passa devant la Maison de la presse de la rue Neuve : « Feria de Dax : un décès suspect au Splendid ». La mort d’Adolfo de la Caseria faisait la une du quotidien régional. Le titre s’étalait sur trois lignes, au-dessous d’une photo de l’hôtel, en première page de « Sud Ouest ».
Quelques heures auparavant, la lecture de l’article consacré à la mort du chroniqueur taurin avait marqué le début d’une pénible matinée pour la magistrate. Au-delà des faits – qu’elle s’était contentée de donner en quelques phrases lors de la conférence de presse de la veille – l’auteur du papier se permettait de digresser autour de la thèse du meurtre. L’évocation de la découverte de cocaïne dans la chambre du mort acheva de mettre en colère Marianne Prigent. Aussi vraie fut-elle, cette information n’avait pas à se trouver dans le journal, estimait la magistrate. Pire, elle traduisait une fuite de la part d’un des enquêteurs, à l’opposé du rapport distant et méfiant qu’elle maintenait avec la presse depuis son premier stage dans la magistrature.
Deux notes venues des enceintes de son ordinateur lui signifièrent la réception d’un nouveau courriel. Le médecin légiste lui transmettait ses conclusions et les résultats des analyses effectuées sur le cadavre d’Adolfo de la Caseria. Un autre son, échappé cette fois-ci de son téléphone portable de permanence, lui annonça l’arrivée d’un nouveau message : « Je vous ai transmis par mail mon rapport. Cordialement. Docteur Leroux. » Alors que cette inutile précaution – doublon du mail envoyé – exaspérait Marianne Prigent au plus haut point, la procureure jugea préférable de se contenter d’un « Merci » en réponse. Elle se plongea dans les conclusions du légiste. Un rapide survol du rapport lui confirma sans réelle surprise qu’Adolfo de la Caseria avait bien consommé de la cocaïne avant son décès. Une deuxième lecture, plus précise, permit à la procureure d’en apprendre plus sur l’heure précise et la cause de la mort. Cette dernière se traduisait, médicalement parlant, par un arrêt circulatoire. La cyanose au niveau du visage, les yeux rouges marquant une hémorragie sous-conjonctivale et la langue comprimée entre les mâchoires montraient quant à eux la strangulation dont avait été victime La Caseria. La carotide n’était pas endommagée mais le sillon laissé dans les chairs du chroniqueur taurin, au-dessus de sa pomme d’Adam, excluait l’hypothèse d’une pendaison.
– Le sillon d’une strangulation au lien est horizontal, et non plus oblique, comme dans le cas d’une pendaison.
Marianne Prigent répétait cette phrase à voix haute quand le téléphone de son bureau sonna. Elle décrocha le combiné posé à main gauche, d’ores et déjà convaincue que cette sonnerie n’annonçait rien de bon.
– Vous avez vu le journal ? J’espère que vous êtes fière de vous.
C’était le Sous-préfet de Dax.
– Je ne vois pas ce que la fierté a à voir dans ce dossier, dit Marianne Prigent en réponse.
– Ne jouez pas à la plus maline, madame la procureure. Avez-vous conscience de l’émoi que ce papier va susciter en pleine feria ? Et pas qu’à Dax. Je peux vous le certifier.
– Il m’a agacé autant que vous, si vous voulez savoir. Mais je crois que la presse reste libre dans ce pays. Tout du moins… Officiellement.
Le Sous-préfet marqua une pause. Marianne Prigent l’entendit pousser un soupir.
– Ce n’est pas la question, reprit le représentant de l’Etat. Dites-moi plutôt où en est l’enquête sur la mort de ce journaliste. De la quoi, déjà ? Ah oui, Adolfo de la Caseria. J’ai reçu un appel du ministère de l’Intérieur. Je dois leur rédiger une note.
– Ils risquent de ne pas aimer, monsieur le Sous-préfet. Nous nous orientons vers un homicide, comme l’entend le rapport du légiste. Nous avons quelques idées sur le mobile du crime, mais pas encore de suspect. Les empreintes et l’ADN trouvés dans la chambre ne sont pas dans nos fichiers, les vidéos n’ont rien donné.
– Il me faut pourtant un coupable… C’est que j’ai eu cet appel, moi… La demande vient de tout en haut... Ils ont été sollicités par leurs homologues espagnols ; Adolfo de la Caseria était quelqu’un d’important. Ce n’était pas n’importe qui !
Le Sous-préfet avait élevé le ton de plusieurs décibels. Le débit haché de son discours comme les derniers mots prononcés surprirent la procureure :
– De la Caseria était certes un journaliste connu. Mais le dossier transmis par les autorités espagnoles ne fait état de rien d’autre.
– Ce n’est pas lui. C’est sa sœur, répondit le Sous-préfet. Elle est mariée au ministre de l’intérieur espagnol.
Cette relation familiale entre Adolfo de la Caseria et le gouvernement de son pays occupait encore les pensées de Marianne Prigent de longues minutes après que celle-ci ait raccroché le téléphone. Indifférente à l’effervescence autour d’elle, la magistrate avançait dans une ville en fête. La musique venue des hauts parleurs des bars de la Fontaine-Chaude ne parvenait pas à la distraire. Sans vraiment y arriver, Marianne Prigent tentait de tisser un lien entre les diverses choses qu’elle savait de la victime. Elle avait essayé en vain de joindre le commissaire Lapeyre. À plusieurs reprises, son appel s’était échoué sur la messagerie du policier. Il lui avait fait part la veille au soir d’une « matinée sur le terrain » qui pourrait s’avérer riche en informations. Elle était impatiente de l’entendre. La turbulente et juvénile file d’attente devant la boulangerie où la procureure avait ses habitudes fit remonter l’agacement qui demeurait le sien. Elle se fit un résumé de la situation. « Déjà que les relations entre la France et l’Espagne ne sont plus au beau fixe depuis que l’ETA a dit adieu aux armes, voilà qu’on découvre que le beau-frère du ministre de l’intérieur a été assassiné. » Nimbé de cynisme, le rire qui lui échappa fit se retourner sur elle le couple d’adolescents qui la devançait dans la file. Ils la crurent ivre. « Avoir un beau-frère sexagénaire, cocaïnomane, fornicateur et maître-chanteur… Quand on veut faire carrière, on devrait pouvoir choisir sa famille. Quels autres secrets gardez-vous, señor de la Caseria ? Et lequel a provoqué votre perte ? »
L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.
Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.
Sixième épisode samedi prochain, le 12 août...