chapitre 6

L'ombre et la lumière - chapitre 6

par BENJAMIN FERRET  /  illustration CHARLIE TASTET

 

Marianne Prigent était enfin parvenue à échanger avec le commissaire, juste avant la corrida de 18 heures. Ce qu’il lui avait rapporté - la langue pâteuse d’avoir tant goûté au cours de la matinée - n’avait fait qu’accentuer son trouble au sujet de la mort d’Adolfo de la Caseria. Seul le spectacle dans les arènes avait offert à la procureure de la République un bref moment de répit. Bien que peu amatrice du genre, on l’a déjà dit, elle était parvenue à oublier le chroniqueur assassiné pour s’abandonner à la tauromachie d’ajusteur d’Enrique Ponce. Elle tentait encore de comprendre ce qu’elle venait de ressentir au plus profond d’elle quand le deuxième adjoint au maire l’accosta, aussitôt la porte principale des arènes franchie :

– C’est quand même une bien mauvaise publicité pour la ville et la feria que ce décès au Splendid... J’espère que vous allez vite arrêter celui qui a fait ça.

Un brutal retour à la réalité. Marianne Prigent hésita à répondre. Intérieurement, elle bouillait de dire à cet élu ce qu’elle pensait vraiment de sa feria. Une beuverie, sous prétexte d’une tradition. Une fête à deux vitesses, avec la richesse de son porte-monnaie comme limite. Les classes, encore et toujours.

– Nous y travaillons. Comme nous travaillons sur les dizaines d’autres dossiers que la feria de Dax génère comme délits et incivilités...

Parmi la foule qui se déversait des arènes dans le parc Théodore-Denis, le visage de Jérôme Lesgourgues apparut à la procureure comme la meilleure excuse pour clore la conversation. L’avocat passait à quelques mètres d’elle.

– Il faut que je vous laisse. Je dois justement parler d’une affaire avec Maître Lesgourgues. Au-revoir.

Dernier inscrit au barreau de Dax, le jeune homme fut quelque peu surpris de voir la procureure l’arrêter dans sa marche pour le saluer. Marianne Prigent ne lui avait encore jamais adressé la parole, si ce n’est lors des rares dossiers qu’il avait eu à plaider face à elle.

– Bonjour maître, dit-elle. Alors, qu’avez-vous pensé de cette corrida ?

Le jeune avocat sourit de toutes ses dents. Dacquois de vieille souche, fils d’un ancien conseiller municipal et président de cercle taurin, Jérôme Lesgourgues ne savait pas que son aficion avait franchi les portes du Palais de justice dans lequel il revêtait sa robe depuis deux mois seulement.

– Il y aurait à dire sur le comportement du bétail… A titre personnel, j’ai préféré la tauromachie de Juan Leal… Mais j’imagine que vous avez adoré Ponce, comme tout le monde.

– Oui. Mais… Je n’y connais vraiment rien.

– Ce n’est pas grave. L’important, c’est ce que l’on ressent au fond de soi. J’ai une idée… Je suis avec quelques amis. Pourquoi ne viendriez-vous pas avez nous à la peña Alegria ? On va y parler de la corrida, vous pourrez entendre des avis divers. Il y a à boire et à manger, de la super musique… Et puis je serai derrière le comptoir.

La magistrate se savait piégée. Elle ne pourrait refuser cette invitation. C’est elle qui avait abordé l’avocat afin d’échapper au discours pesant de l’adjoint au maire. Jérôme Lesgourgues se tenait face à elle, quelques mètres en retrait de son groupe d’amis. Quelques hommes et femmes de la génération de Marianne Prigent :

– Je vais voir… Je dois passer au palais faire un point sur la fin d’après-midi. Je ne vous promets rien.

Ce fut tout ce qu’elle trouva à répondre, alors qu’elle n’aspirait qu’à rentrer chez elle pour retrouver le calme de son domicile. Elle n’avait pas aimé sa première soirée à la feria de Dax, l’année précédente, certainement mal guidée par un notable de la cité thermale qui ne cherchait qu’à s’attirer ses faveurs. L’invitation lui parut cette fois-ci plus sincère. Et puis, qui sait, elle apprendrait peut-être quelque chose sur Adolfo de la Caseria.

A 21 h 30, c’est dans cet état d’esprit que la procureure quitta son bureau pour s’engouffrer dans le cœur palpitant de la feria. C’était l’heure pourpre. L’heure où des silhouettes fatiguées de leur journée croisent une jeunesse venue dévorer la nuit en blanc et rouge. Le bruit de la ville était fait d’un étrange mélange, un rien inquiétant pour qui tendait l’oreille. Les mots de milliers de voix roulaient, se confondaient avec des dizaines de musiques, de rires et de cris. A chaque pas, la procureure se demandait si sa Converse de toile blanche ne resterait pas collée à la chaussée. Les rues étaient poisseuses, le souffle chaud de l’air persistait malgré la levée de la nuit. Le local de la peña Alegria était situé au bout d’une impasse, non loin de l’hôtel Splendid. En croisant l’établissement, la procureure ne put s’empêcher de jeter un regard noir vers ce monument Art déco dans lequel La Caseria avait été tué. Lorsque Marianne Prigent pénétra dans le local de la peña, sa haute stature lui permit de repérer sans mal Jérôme Lesgourgues. Comme il lui avait dit, l’avocat était au service, derrière le comptoir. En la voyant, il l’invita à la rejoindre d’un geste de la main. Henri Lapeyre était là aussi. Il était en grande discussion avec un groupe de personnes au sein duquel la procureure crut reconnaître le président de Basket Landes et un restaurateur de Peyrehorade. Verre de bière tenue dans la main gauche comme une muleta, le commissaire mimait une passe, tout ventre sorti. Le blanc, l’ocre et le rouge dominaient aux murs et donnaient au lieu des couleurs d’Andalousie. Sur la scène au fond du local, un groupe dont le soubassophone renseignait le nom de Los Incognitos débutait « Bella Ciao » pour le plus grand plaisir de l’assemblée toute entière.

– Bonsoir madame la procureure. Cela me touche de vous voir dans ma peña, dit Jérôme Lesgourgues quand Marianne Prigent se fut approché de lui.

– Merci de m’y avoir invité. Mais… S’il vous plait, oubliez le « madame la procureure » pour ce soir ; appelez-moi Marianne.

– D’accord. Je vais essayer, madame la procureure... Venez, je vais vous laisser faire connaissance avec mes amis pendant que je vais chercher quelques tapas et déboucher une bouteille de champagne.

Marianne Prigent reconnut trois des personnes qui accompagnaient l’avocat au sortir de la corrida. Dans les minutes qui suivirent, la procureure apprit qu’il s’agissait de Xavier, un peintre originaire de Dax exilé à Paris, de sa compagne Charlotte, elle-même cadre chez LVMH, et de Mar Albarracin. Vu de gauche, on aurait pu croire que cette dernière avait le cheveu coupé au carré, juste au dessous de l’oreille. Vu de droite, le côté de son crâne et l’arrière de sa nuque se couvraient de quelques millimètres d’un cheveu noir et épais. Piercing à la narine, boucles de formes diverses dans les deux oreilles, un copieux et délicat tatouage s’étalait sur l’épaule et le bras nu que laissait voir la bretelle d’une robe légère. La magistrate y reconnut une scène portuaire.

– Tu aimes mon tatouage ? C’est un hommage à Cadiz, où je suis née. Pareil pour mon prénom ; Mar, c’est pour l’Atlantique. Tu sais ? Il ne faudrait jamais oublier d’où l’on vient.

La voix sonnante de nicotine, Mar Albarracin interpellait Marianne Prigent dans un français mâtiné d’un accent râpeux venu de ce bout d’Espagne. Le souvenir d’une année passée à étudier la photographie à Lyon, avant de s’intéresser aux tapisseries d’Aubusson lors d’un premier travail, concrétisé par un ouvrage d’art et une exposition de ses clichés en grand format. Depuis bientôt deux ans, Mar approchait le monde de la tauromachie et avait repris des pellicules et un appareil argentique. Douée tout à la fois d’un vrai talent et d’un culot certain, la jeune femme avait réussi à se faire admettre dans ce monde encore masculin par la force de ses photos. Au travers de son objectif, son regard captait les sentiments des hommes de l’arène comme peu d’autres. Elle rendait aussi au taureau sa puissance mythologique dans de saisissants gros plans pris dans les arènes d’Espagne et de France. Elle nourrissait également une vraie curiosité pour l’Histoire – celle avec un H majuscule – au travers de son appartenance au Movimiento 2Mil, un collectif militant pour l’étude des dossiers de la guerre civile espagnole du siècle précédant. Au fil de la discussion, Marianne Prigent voyait son interlocutrice monopoliser l’attention de tout le groupe, indifférent à la fièvre alentour. Son visage rayonnait et ses yeux crépitaient de charmantes étincelles, ses paroles enivraient avec la même douceur que le champagne pétillant dans sa coupe.

– Heureusement qu’on fait de belles rencontres, sourit Mar en regardant Marianne Prigent droit dans les yeux malgré la vingtaine de centimètres de plus de cette dernière. Parce que ce monde de la tauromachie, c’est quand même un milieu complètement pourri...

– Tu exagères… Comme d’habitude, lui répondit Jérôme Lesgourgues.

– Je n’en connais vraiment pas grand-chose mais cela me semble un monde particulièrement complexe, confessa la procureure.

Une samba endiablait maintenant les festayres massés entre les murs de la peña. Les hommes regardaient, l’air benêt, une Brésilienne de Belém venue rejoindre les musiciens pour se déhancher sur la scène. Les femmes la jalousaient et médisaient. Mar disait quelques-unes des choses étranges qu’elle avait pu voir en approchant le mundillo. Marianne Prigent se sentait bien. Jérôme Lesgourgues remplit les coupes de champagne tout en s’adressant aux deux femmes :

– C’est vrai qu’avec la mort d’Adolfo de la Caseria, madame la procureure… Enfin, Marianne, est plongée dedans. Toi qui l’a fréquenté, Mar, dis-nous plutôt de quel bonhomme il s’agissait ?

Avait-il fait ça dans l’espoir de s’attirer les faveurs de la procureure, tel un Rastignac ambitieux de conquérir le palais de justice dacquois ? Marianne Prigent se le demanda, tout en relevant mentalement que, décidemment, ce jeune avocat se montrait pour la deuxième fois de la journée d’un salut certain à son encontre.

– C’était une belle ordure ! lâcha Mar avec une mine de dégoût. Corrompu jusqu’à la moelle... Il ne fut jamais un critique. Et encore moins un journaliste. Il a passé sa vie à écrire du bien de ceux qui l’entretenaient et du mal des quelques-uns qui refusaient de céder à son racket. Je vous épargne sa vision de la femme… Je comprends qu’on l’ait assassiné.

La dernière phrase de Mar Albarracin provoqua chez Marianne Prigent un frisson qui lui parcourut l’échine de bas en haut. L’évocation du crime activa dans le cerveau de la magistrate un processus chimique complexe. La douce ivresse champenoise s’évapora en une seconde. Il fallait qu’elle poursuive. Qu’elle en dise plus. Mar lui proposa de sortir de la peña pour fumer. Charlotte obtint de Xavier qu’il l’invite à danser. Les Incognitos débutaient « Hey Jude ». D’autres festayres réclamaient à Jérôme Lesgourgues d’être servis. Bien que non-fumeuse, Marianne accepta de la suivre. En tête à tête avec la photographe, elle en oublia même la loi en voyant la photographe allumer une longue et fine cigarette roulée dont l’odeur lui révéla immédiatement qu’il s’agissait de marijuana. La flamme du briquet donna au visage de Mar une teinte confiture de lait.

– Vous savez, nous, les Espagnols, nous avons tous notre part d’ombre. Notre face cachée. Et chacun tente de vivre avec... Moi, c’est fumer de l’herbe. Adolfo de la Caseria, c’était autre chose…

D’emblée, Marianne Prigent pensa à la cocaïne, retrouvée auprès du mort. Mais elle s’abstint d’interrompre le discours de Mar.

– Adolfo de la Caseria avait le besoin de se savoir important, reconnu, au-dessus du simple aficionado qui paye sa place en haut des gradins soleil. Il les méprisait, d’ailleurs. Il ne côtoyait que ceux qui comptent dans le mundillo. Ceux qui pouvaient le faire vivre et lui permettre de continuer à exister : toreros, apoderados, éleveurs et organisateurs. Il dédaignait tous les autres.

– Vous aussi ?

– Même la bande de journalistes et de photographes que nous formons, il ne la fréquentait guère. On est pourtant très peu à aller de feria en feria, du mois de mars à octobre. Cette caravane va de ville en ville, fait les mêmes voyages, dort dans les mêmes hôtels, mange aux mêmes restaurants. On passe plus de temps ensemble qu’avec notre famille, quand on a la chance d’en avoir une... Alors comme on est les seuls à savoir ce que l’on vit vraiment, on cherche à se soutenir… Mais La Caseria restait à part.

La procureure buvait les paroles entendues, intriguée et curieuse :

– Avant de continuer, je dois vous rappeler que je suis procureure de la République. J’enquête donc sur la mort de la Caseria. Rassurez-vous, tout ce que vous me direz restera entre nous. Pourquoi disiez-vous que vous comprenez qu’on l’ait assassiné ?

– Tutoies-moi, s’il te plait, dit Mar. Ce n’est pas que j’avais quelque chose contre lui, non. Mais tu sais, certains commençaient à se plaindre à demi-mot de ses méthodes.

– Il avait des problèmes ?

– Quand des toreros doivent désormais donner de l’argent à un organisateur véreux pour avoir l’opportunité de toréer, c’est normal de ne pas avoir envie de payer en plus un chroniqueur taurin. Il se dit que certaines jeunes vedettes voulaient se débarrasser de lui… Mais je n’en sais pas plus. Moi, je dis qu’ils voulaient surtout qu’il arrête d’écrire et que cela n’allait pas tarder à arriver.

– Pourquoi dis-tu ça ?

La tête levée, Mar expulsa un long souffle de fumée à l’adresse des étoiles. Puis elle reprit.

– Parce que les temps changent, Marianne. Faire payer ses louanges, la pratique ne date pas d’hier. Tu devrais lire « L’amertume du triomphe », d’Ignacio Sanchez Mejias. C’est le torero du poème de Lorca, « A la cinco de la tarde ». Il a lui-même écrit un roman dans lequel il dénonce ce commerce de l’éloge et le trouve répugnant.

– C’est une pratique qui reste courante ? osa la procureure.

– De moins en moins. Les toreros et leurs fondés de pouvoir ont compris qu’ils n’avaient plus besoin des services des chroniqueurs taurins... Plus personne ne lit, les aficionados ne font pas exception… Alors pourquoi continuer à payer ? Mais le système a su s’adapter. Comme toujours... Les chargés de communication sont apparus. Ils font désormais partie des cuadrillas du premier novillero venu. Imagine-toi ce que ça donne chez les vedettes ! La moindre de leur sortie se retrouve en suivant sur les réseaux sociaux. Le plus petit des succès devient un triomphe pour l’Histoire. Il y a toujours de l’argent à se faire... Les plus malins parviennent même à combiner plusieurs postes, tout à la fois chroniqueur sur internet, chargé de communication d’un torero, conseiller d’un organisateur et je ne sais quoi encore. Les autres tentent d’en vivre comme ils peuvent… Moi ce que je dis, c’est que de la corruption, on en est passé à de la prostitution !

Mar cessa de parler. Elle tourna son visage vers l’intérieur de la peña. Elle ne parvenait pas à repérer le reste du groupe. Le silence entre les deux femmes dura plusieurs secondes. Marianne Prigent, peu habituée à boire de l’alcool, peinait à enregistrer mentalement tout ce que la photographe venait de lui raconter. Elle restait en revanche assez lucide pour comprendre que Mar n’avait pas forcément l’intention de finir sa nuit à parler d’Adolfo de la Caseria.

– Tu veux continuer à discuter ? demanda la procureure.

– Oui. Mais à condition de changer de sujet pour le moment. Et de partir d’ici. Vamonos ; Allons-nous-en toutes les deux.

 

chapitre 6

 

 

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L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.

portrait charlie tastet

Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.

 

 

 

 

Septième épisode samedi prochain, le 19 août...