chapitre 9

L'ombre et la lumière - chapitre neuf

par BENJAMIN FERRET  /  illustration CHARLIE TASTET

 

Pour Joaquin Molina, les ennuis commencèrent dans la matinée du cinquième et dernier jour de la feria de Dax, sans que le banderillero puisse s’en douter le moins du monde. Quand les policiers de la cité thermale découvrirent 250 grammes de cocaïne dans le Range Rover Velar d’Adolfo de la Caseria, personne ne pouvait imaginer que cette drogue lui causerait autant de tourments dans les heures qui suivraient. Joaquin Molina se trouvait alors à Madrid, au numéro 17 de la calle Ventura de la Vega, derrière le comptoir de bois patiné de la casa Ramon, qui l’employait. Ancien novillero, l’espoir sans lendemain qu’il avait été courait désormais le cachet, aux ordres des toreros les plus humbles. Faute de pouvoir vivre de la tauromachie, Joaquin Molina officiait également comme serveur, traînant sa mélancolie en banderillant olives, anchois et piments, à défaut de taureaux. Un habitué de cette taverne entra dans l’établissement et vint s’assoir sur le tabouret le plus proche du serveur. Après l’avoir salué, il demanda un « cortado de leche fria » et s’enquit de son actualité taurine.

– Bien, dit Joaquin Molina. Plutôt bien. On revient de France où l’on a toréé la novillada sans picador de Dax. Le garçon que j’accompagnais a été énorme mais ils ont qualifié pour la finale un jeune de la zone de là-bas.

– Et devant toi, torero, tu as quoi ? Donne-moi une demie tostada jambon, s’il te plait… Et si tu as une petite douceur de disponible, je suis preneur !

– Voilà déjà l’huile d’olive. Dimanche prochain, on est à Navas del Rey pour une novillada piquée. La première d’un chaval de l’école taurine de Madrid.

Joaquin Molina servit la tostada. Il avait entendu l’autre demande de son interlocuteur ; il avait l’habitude ; il savait ce que le mot « douceur » signifiait. Accroc à la cocaïne depuis des années et une initiation faite par un banderillero plus ancien que lui, le torero en était venu à « traficotter » afin de financer sa propre consommation de drogue. Le banderillero s’empara du paquet de Lucky Strike que son le client avait ostensiblement agité, puis déposé devant lui, tout formulant sa commande. Il alla dans la remise de l’établissement. Il ouvrit le paquet. Il prit dedans les billets pliés en quatre. Il les déplia : 180 euros. De sa main droite, Joaquin Molina glissa l’argent dans la poche arrière de son pantalon puis fit fonctionner la porte coulissante d’un placard. Il attrapa une boîte de Colacao cachée derrière des tas de conserves de mollusques, poissons marinés et autres légumes. Il en sortit trois boulettes de cocaïne. Chacune d’entre elle pesait 1 gramme de poudre, emballé dans un bout de poche plastique noué sur lui-même. Joaquin Molina les fit glisser de la paume de sa main dans le paquet de cigarette. Pas de monnaie à rendre. Une fois tout rangé et la porte du placard refermé sur les boites de fer blanc, il revint derrière son comptoir et rendit les cigarettes à son client.

Au même instant, mais à très exactement 553 kilomètres de ce café madrilène du quartier de Las huertas del Prado, une cocaïne à la composition identique – mais ça, le lecteur est pour l’heure le seul à le savoir – se retrouva entre les mains du commissaire Henri Lapeyre, dont les aiguilles de la montre indiquaient 10 h 45 passées. L’un de ses hommes venait de l’avertir. De la drogue avait été trouvée à l’intérieur du véhicule que les policiers fouillaient depuis son arrivée dans le garage du commissariat. Non sans mal, puisqu’il leur fallut préalablement trouver parmi les pièces mises sous scellés la clef de contact de ce luxueux 4x4… Ou plutôt la montre connectée d’Adolfo de la Caseria qui permit enfin aux fonctionnaires de police de déverrouiller les portes du Range Rover garé dans le parking du Splendid depuis le jour de la mort de son propriétaire. Le commissaire soupesait ce que tout le monde pensait être une banale cartouche de Marlboro.

– C’est sacrément bien pensé, quand même. On jurerait des vrais paquets de cigarettes… Tout y est. La pellicule de protection, le faux timbre des impôts, l’emballage plastique… Même le poids est le même : 250 grammes la cartouche.

Le commissaire la reposa dans le coffre de la Velar à la carrosserie argentée pour mieux s’attarder sur l’un des paquets, extrait d’une deuxième cartouche. Il l’ouvrit, accrocha un grand sourire sous sa moustache puis le tourna vers Marianne Prigent et le capitaine Malatruse. A la place des habituels filtres orangés des cigarettes, ils virent les faces de deux petits cubes de poudre blanche compactée dans un film transparent. Avec deux doigts, Henri Lapeyre en sortit un du paquet, le passa à Marianne Prigent et dit d’un ton professoral :

– Six cubes par paquet ; trois grammes par cube … Six fois trois égal dix-huit. A 70 euros le gramme à la revente, ça nous fait plus de 1 200 euros le paquet de clopes !

– Et 12 000 euros la cartouche. Merci commissaire.

La procureure s’en voulait finalement beaucoup plus à elle-même qu’au commissaire et ses enquêteurs. Eux étaient occupés à ce que l’ordre demeure dans Dax malgré la feria. Mais elle ! Il y avait eu sa nuit avec Mar, dont Marianne Prigent restait sans nouvelle depuis la veille au matin. Si son esprit avait été entièrement concentré sur l’enquête, elle aurait sûrement commencé par là. Comment n’avait-elle pas pensé au véhicule d’Adolfo de la Caseria dans les moments qui avaient suivi la découverte de son corps ? Cette question, plus que mille autres, la suivait depuis les révélations que leur avait faites Juan de Salamanca la veille à la mi-journée. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le matador le plus courageux du circuit s’était déballonné devant eux et les avait conduit jusqu’à cette cocaïne. Cette drogue lui permettait de compléter le portrait déjà très sombre du chroniqueur taurin assassiné. Les dires du torero mettaient aussi en lumière les activités secrètes de son beau-frère. Ni plus ni moins que le ministre de l’Intérieur espagnol.

– Emballée comme elle l’était, la drogue est quasiment indécelable, poursuivit le capitaine Malatruse. Une fois ouvert, je ne dis pas… Mais là, même le chien douanier qu’on a requis a mis du temps à marquer sur les deux cartouches… Elles étaient dans le coffre, à vue… Et on n’a pas pensé à les ouvrir de suite.

– Je ne sais quoi dire tellement c’est désespérant, contesta la procureure. Nous n’avons toujours pas le moindre suspect et cela fait quatre jours que cette drogue aurait dû être découverte. Faite analyser le tout, capitaine. Maintenant, veuillez-nous laisser seul s’il-vous-plait.

Penaud, mais ravi que les remontrances de la magistrate s’arrêtent là, le capitaine Malatruse obéit sans délai à l’ordre de Marianne Prigent et s’en alla.

– Je suis lasse, commissaire. Plus les heures passent, plus cette affaire se complexifie. J’ai l’impression d’y voir moins clair qu’au début. Ça m’agace.

– C’est normal. En fin de feria, on finit tous par fatiguer.

– Ce n’est pas ça ! Vous imaginez si ce que nous a dit Juan de Salamanca s’avère vrai ? Un ministre du gouvernement espagnol qui fait commerce de la cocaïne… Qui plus est celui qui dirige les personnels chargés de lutter contre le trafic de drogues… Il a lui-même demandé des informations sur l’avancée de l’enquête… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire au Sous-préfet ?

– Calmez-vous, Marianne, dit le commissaire tout en posant une main sur son épaule. La paume d’un père rassurant la fille qu’il n’aurait jamais. Je suis persuadé qu’en ce dernier jour de feria, le représentant de l’Etat a d’autres chats à fouetter.

– Si ce n’est pas aujourd’hui, ça sera demain matin ! Il va me prendre pour une folle si je demande à auditionner le ministre espagnol.

– Peut-être, mais cela ne coûte pas grand-chose de demander. En tout cas, si je peux me permettre un conseil… Attendez. Attendez qu’il vous appelle. Si les Espagnols sont aussi inquiets que cela, on ne tardera pas à avoir de leurs nouvelles. Dans ce cas comme dans la vie, je crois qu’il est utile de ne pas en dire plus que ce que l’on nous demande… Allons plutôt déjeuner à l’Estanquet des arènes pour nous préparer à l’émouvante cérémonie de l’Agur, à la fin de la corrida… Ça nous changera les idées. Et que je sache, nous enquêtons toujours sur un assassinat au Splendid, pas sur un trafic de drogue en Espagne !

Ce commerce illicite évoqué par Henri Lapeyre à Dax, Joaquin Molina en avait aussi entendu parler. Quelques bribes, seulement. Des allusions entendues sur l’homme à la tête de ce cartel, un personnage haut placé du gouvernement espagnol, selon ce qui se murmurait. Les saloperies d’Adolfo de la Caseria faites à des camarades toreros, avec des photos d’eux prises en soirée. La qualité sans pareille de sa came. Les doses de 3 grammes. La faculté du journaliste à en avoir toujours disponible, quelle que soit la feria où il se trouvait… Et sa mort, apprise sur internet une trentaine d’heures après lui avoir acheté quelques doses en France, quand le banderillero retrouvait son appartement miteux du cinquième étage d’une tour située en bordure de la rocade madrilène M 40. Une bonne semaine plus tard, Joaquin Molina y pensait à nouveau en préparant ses affaires pour la novillada de Navas del Rey à laquelle il devait participer. Les gestes étaient mécaniques, répétés déjà plusieurs dizaines de fois. Il avait la veille au soir aiguisé sa puntilla et ses lames. Ses deux capes attendaient le départ du banderillero dans un sac de toile resté dans l’entrée. Pas lavées depuis son dernier contrat, à Dax, elles dégageaient un léger effluve mêlant odeur animale, sang et terre. Le valet d’épée les nettoierait avant la novillada. Une valise était posée sur son lit, remplie d’une trousse de toilette et de quelques vêtements. Joaquin Molina ajouta dedans une paire de bas rose, une chemise blanchâtre à jabot, une ceinture et une cravate noire qu’il nouerait à son cou avant de se rendre aux arènes. Une housse rembourrée en tissu pied de poule lui servit à enfermer son costume de torero et les chaussures qui allaient avec. Le tissu de l’habit, naguère carmin, avait avec le temps viré vers un rouge fade. Ses broderies n’avaient plus de jais que le nom ; devenues grises, elles donnaient à l’homme qui le revêtait un aspect défraichi. Comme s’il réfléchissait à savoir où les dissimuler au mieux, Joaquin Molina regarda pendant de lourdes secondes les doses de cocaïne qu’il tenait dans la paume ouverte de sa main droite. Puis, il prit de l’autre main sa montera, versa la drogue dedans et déposa le tout dans son étui en cuir.

– Avec les phénomènes qu’il y a au paseo, je suis sûr qu’ils vont apprécier ce que je leur apporte, dit-il à voix haute et alléchée, alors qu’il était seul.

Ses affaires prêtes, Joaquin Molina les regroupa devant la porte de son appartement, ferma la porte puis descendit pour les déposer dans le coffre de sa Volvo break garée devant l’immeuble. Au volant de ce modèle dont les premiers kilomètres remontaient à la fin du siècle passé, le banderillero se mit en route pour l’Ouest de la capitale espagnole. Avec la musique de Camaron de la Isla pour seule compagnie, Molina songeait au bénéfice financier qu’il tirerait de la cocaïne cachée dans sa coiffe de torero. Afin d’augmenter la quantité à vendre, et donc sa recette, il avait pris le temps de couper la drogue d’une qualité rare avec du paracétamol concassé. Une petite cinquantaine de kilomètres le séparaient de sa destination. Le passage de la rocade madrilène passé sans autre encombre que l’habituel et continu flux de voiture, la Volvo du banderillero bifurqua sur la M 101. Tâche verte au milieu d’un paysage fait de jaune et de sécheresse, le golf de Boadilla del Monte fut laissé à main gauche. La route, désormais dégagée de toute circulation, permit à Joaquin Molina de forcer l’allure. Trop, comme ses oreilles le lui firent comprendre au kilomètre 19, juste après que le banderillero eut laissé sur sa droite le village de Brunete. Le cri strident de la sirène d’un véhicule de patrouille de la Guardia civil lui déchira le tympan. Ses yeux plongèrent vers le compteur de la Volvo, dont l’aiguille caressait les 130 km/heure. Son regard se planta dans son rétroviseur. Le miroir n’était que flashs bleus et clignotants oranges venus du Land Cruiser derrière lui. Son pied droit quitta la pédale d’accélération pour le frein. Sa main gauche actionna le clignotant. Il rétrograda. Sa bouche laissa échapper une phrase où il convoquait les mères et les morts des flics qui le suivaient et ralentissaient comme lui. Sa voiture s’immobilisa le long de la bande d’arrêt d’urgence. Le 4x4 blanc et vert des forces de l’ordre en fit de même.

– Messieurs les policiers, acceptez mes excuses. Je sais que j’avançais trop vite. Je crains de m’être fait prendre par mes pensées.

– Penser au volant est dangereux, répliqua le Guardia sans aucune émotion dans l’intonation. Monsieur, veuillez nous présenter les papiers du véhicule.

Joaquin Molina obtempéra et attendit les vérifications d’usage en suivant du regard le second Guardia faire le tour de sa Volvo. Que cherchait-il, celui-là ? Même les voleurs ne regardaient plus sa voiture d’un autre âge.

– Vous savez que vous avez un pneu lisse à l’arrière ? Venez voir.

Le torero lâcha à voix basse une nouvelle bordée de jurons. Il descendit et rejoignit le Guardia civil :

– Je vous assure que je n’avais rien vu… ça tombe bien. Je vais pouvoir le changer. Je toréé ce soir à Navas del Marques… C’est peut-être pour ça que j’ai un peu dépassé la limitation de vitesse.

– Vous étiez à 129 km/h sur une portion à 100 ! Sans évoquer le pneu, nous devons vous sanctionner, gronda l’autre policier, de retour auprès d’eux.

Inquiet à l’idée que la conversation s’éternise, Joaquin Molina se résolut à l’abréger. Afin de montrer sa bonne volonté aux Guardias, il voulut sortir son portefeuille de sa poche. Il ne le trouva pas. Le banderillero se rappela très exactement où il était. Dans la poche intérieure de sa veste, elle-même située dans le coffre de sa voiture, qu’il ouvrit.

– Ce sont vos affaires de toreros ? Demanda l’un des Guardias.

– Oui. Attendez, je prends des sous pour vous payer l’amende.

– J’ai toujours rêvé de savoir ce que ça faisait de coiffer une montera. Montrez voir… On discutera de l’amende ensuite.

Le piège se refermait sur Joaquin Molina. Il ne pouvait qu’obéir. Refuser, c’était éveiller les soupçons des deux hommes en face de lui ; autant les inviter à fouiller toutes ses affaires. S’exécuter, c’était prendre le risque que l’un ou l’autre n’aperçoivent la drogue. Parvenant difficilement à contenir sa peur, Joaquin Molina fit glisser la fermeture éclair de la boîte de cuir de forme ovale contenant sa montera. Ses doigts tremblaient quelque peu au moment de soulever le couvercle. Le Guardia lui demanda de faire place, posa ses deux mains sur la coiffe et s’en empara.

– Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Au fond de la caisse, on apercevait les doses de cocaïne. Elles provoquèrent l’arrestation immédiate de Joaquin Molina. Son novillero resta sans nouvelle de lui jusqu’à l’heure du spectacle, se promettant de ne plus jamais faire appel à ce maudit banderillero.

 

à suivre : dixième et dernier épisode samedi prochain, le 9 septembre...

 

 

 

 

Capture d’écran 2017-07-07 à 17.38.19L’auteur : Benjamin Ferret est journaliste au quotidien "Sud Ouest". Né en 1981 à Bayonne, il a passé ses premières années à Bidache, face au château des Grammont, à rêver des "Trois Mousquetaires" puis à vivre une adolescence entre rugby, tauromachie et littérature. Décidé à devenir enseignant, ses jeux d'enfant - quand il s'imaginait reporter - l'ont rattrapé. Lauréat en 2004 du prix "Revistero de demain" organisé par Semana Grande, il débute à "Sud Ouest" la même année avant d'être rattaché à la rédaction des Landes en 2009.

portrait charlie tastet

Illustrations : Charlie Tastet, né en 1983, gascon de souche. La bohême taurine sera son école avant que la peinture ne s'impose. Depuis 2004, il a exposé en France, en Chine, au Portugal, et en Bolivie. Son atelier est désormais à Saint-Sever, cap de Gascogne.