La route des toros est vivante. On croit à son perpétuel recommencement – et c’est une évidence – mais on est perpétuellement soumis à ses surprises et à ses inventions. Lundi, on avait choisi de descendre en voiture par l’ouest, Bayonne, San Sébastien, Burgos, Valladolid, Salamanque, Caceres, Merida… L’autoroute de l’Argent, traversées de campos isolés, magnifiques. Peu de circulation. Et on s’est retrouvé pendant deux heures à rouler à soixante derrière un chasse-neige : ce printemps en Castille ressemble à s’y méprendre à un jour de l’an à l’ancienne. Les pires intempéries, on les traversa à hauteur de Béjar. La neige recouvrait la chaussée de l’autoroute et commençait à former d’inquiétantes congères. Et on se rappelait avec ahurissement cette magnifique après-midi de début septembre où Juan Leal indulta un toro de Vellosino dans ces arènes-là qui disparaissent aujourd’hui sous un épais manteau blanc.
Recommencer, chaque année, la route vers Séville, vers une nouvelle saison andalouse, une nouvelle féria. Mardi soir, Séville s’enfonçait peu à peu dans l’eau. Un naufrage régulier et lent – « Il est tombé aujourd’hui l’équivalent en pluie d’un mois entier !... » claironnaient les radios. Mais la ville a brusquement secoué la tête, et bousculé la direction du vent. Celui du nord est rentré. Et l'on perdit instantanément, le temps d'un verre, toute notion d’humidité, et cinq ou six degrés au thermomètre.
Mercredi, le bleu sévillan s'affichait sur la ville, et autour des arènes, l'on sentait cette excitation familière et bruyante des recommencements. Tapes sur les dos, étreintes appuyées : on est là, une année de plus. Nous ne sommes pas morts. "Tu es arrivé quand ?" disent les sévillans. "Tu as vu les toros ?" répondent les autres... Dans certains bars de la calle Adriano, on se réjouit bruyamment de l'élimination, la nuit dernière, du club de football de Barcelone. Cerise sur le gâteau, Pep Guardiola, l'ancienne âme du Barça, s'est fait éliminé lui aussi avec son nouveau club, Manchester City. Vu la côte de popularité des catalans en ce moment, c'est pain béni...
"Este mundo se acaba..." Cinq minutes avant le paseo, mon voisin de gauche contemple les arènes à moitié vides. Je ne sais pas si ce monde s'achève, mais il peine à se renouveler. C'est pourquoi les affiches comme celles d'aujourd'hui sont importantes. Trois jeunes toreros (27, 25 et 26 ans) qui aimeraient bien passer pour le futur de la fiesta. Trois sévillans, puisqu'aussi bien ici, dans cette arène emblématique, les considérations de naissance et de racines sont hélas toujours aussi pesantes (les mêmes qui trouvent insupportables les revendications catalanes...)
Le premier toro de Torrestrella était un gros boeuf sans souffle et sans rythme. Rien. On entendait craquer les pipas.
Javier Jimenez promena son indécision devant un quatrième plus vif, mais dont il n'arriva jamais à régler le désordre.
Le second, noir et fin, bien piqué par José María Expósito, fit illusion pendant une série ou deux. On entendit la musique.
Lama de Gongora s'ennuya devant le cinquième, qu'il tua du premier coup d'une longue épée.
Pablo Aguado était jusqu'à l'automne dernier un novillero remarqué. Il prit son alternative dans cette même arène en septembre, pour la féria de San Miguel. Il avait gâché à l'épée deux faenas intéressantes. Comme à son premier toro, devant lequel il réalisa quelques séries pleines de caractère. On entendit les soupirs.
Le sixième, lui, sortit tête haute et avec l'envie d'en découdre. Aguado brinda à Curro Romero, et embarqua de la main gauche et de la main droite les 539 kilos de Chillón dans de longs fusains de plus en plus lents. Sans faute. Une séquence heureuse qui nous remboursa de tout l'ennui glacé du monde. Jusqu'à l'épée qu'au premier envoi il foira. Il est rare que, dans une arène aussi exigeante, on coupe une oreille après avoir failli à l'acier. Mais les sévillans avaient trop envie de s'aimer, de se célébrer. Ils manifestèrent donc bruyamment, longuement, jusqu'à ce que le Président craque et concède à Pablo Aguado cette oreille qu'au fond, il avait bien mérité.
(photo Maurice Berho)
C'était la première des douze corridas du cycle férial. On en est encore au moment où l'on se dit que demain, ce sera sûrement mieux...
Juste derrière les arènes, Calle Pastor y Landero, au numéro 21, le bar Le Septimo propose un riz ibérique tout à fait remarquable. Nous le préconisons.
Arènes de Séville, première corrida de La Féria d'avril pour :
Javier Jimenez, bleu roi et or, silence et silence
Francisco Lama de Gongora, bleu marine et or, saluts aux tiers et silence
Pablo Aguado, vert bouteille et or, saluts aux tiers et une oreille
Demain jeudi 12 avril, six toros de La Palmosilla pour Luis Bolivar, Joselito Adame et Rafael Serna.