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Séville 17 avril 2018 S'effacer

Difficile de parler d’autre chose. Et pourquoi le ferait-on ? La grâce d’un toro de combat, dans une des arènes les plus importantes du monde, est encore un événement considérable. Orgullito, de l’élevage salamantin de Garcigrande, marqué du numéro 35, quatre ans et quatre mois, noir, 528 kilos sur la balance, a gagné lundi dans les arènes de Séville, par sa profondeur et sa bravoure, l’exception d’une vie sauve sur pétition du public unanime.

C’est la troisième fois en huit ans qu’une telle folie se produit dans le ruedo de la Maestranza. En avril 2011, José Mari Manzanares avait gracié Arrojado, de Nuñez del Cuvillo. Puis il y a deux ans, Manuel Escribano pardonnait la vie de Cobradiezmos, de Victorino Martin. On peut trouver que ça fait beaucoup.

Ce matin, sur les réseaux sociaux, c'était l'heure du désappointement et de la violence. Approuver un indulto, pour certains, revient manifestement à couper ses propres génitoires. À tout le moins à se faire le complice de la mort programmée de la tauromachie par les marchands du temple et de soupe tiède. Bon. On peut trouver que ça fait beaucoup. Le problème, c'est surtout que c'est un débat inutile : on peut être pris, dans une arène, par une magie particulière, la force d'une émotion collective, et pour autant souffrir de ce que devient trop souvent la tauromachie. Et on peut aussi ne pas partager la posture dépressive des savants, les seuls qui voient dans ce peuple d'aveugles. Fameuse posture de surplomb et de mépris.

La tauromachie, et c’est en ça qu’elle bouleverse et insupporte les croquants, est d’abord un bras de fer posé avec la mort. Pour la donner et l’éviter. Pour la guérir et la vaincre. Hier matin, on apprenait justement la mort d’Arrojado, le fameux toro de Cuvillo, gracié ici par Manzanares il y a huit ans. Mort de vieillesse dans son élevage del Palomar, à Guadalix de la Sierra, au nord de Madrid, chez Victoriano del Rio. C’est notre limite : on peut gracier un toro, briser l’ordre des choses, redonner la vie, il finira quand même, un jour ou l’autre, par s’éteindre. Comme nous.

Au mois de février dernier, l’éleveur Domingo Hernandez mourrait à Salamanque d’une pneumonie foudroyante. Ses toros couraient hier sur le ruedo de la Maestranza avec une devise noire. Ce fut le seul signe de deuil de cette journée, qui restera au contraire dans les mémoires comme une exceptionnelle célébration de la vie. C’est bien un éleveur mort qui permit hier de bouleverser l’inéluctable. Et un torero très vivant, au summum de son savoir. Car c’est la science du Juli, quoi qu’on en dise, qui hissa en majesté ce toro d’exception. Justement.

Parmi toutes les théories qui circulaient cette nuit le long des bars de Séville, et qui refaisaient toutes avec plus ou moins de bonheur la vieille histoire de la tauromachie, de ses erreurs et de ses gloires, une nous a paru particulièrement folle et belle. Donc vraie. Elle disait que le Juli, dès qu’il comprit ce que ce toro pouvait lui offrir, choisit de s’effacer.

« Je suis Julian Lopez El Juli, un des toreros les plus importants de ce début de siècle. Mais je ne suis pas d’ici. Jamais je ne serais sévillan. Jamais je ne saurais vous plaire. Tout au plus triompher. Mais dans vos cœurs, au fond de vos âmes, jamais. Je le sais bien. J’ai déjà bataillé plus d’une fois sur ce sable, j’y ai payé le prix du sang, celui du triomphe, j’ai ouvert quatre fois cette porte du Prince dont les gonds sont si lourds. Vous m’avez acclamé, porté en triomphe. Aimé, je n’en jurerais pas. Je suis trop différent de vous. Je suis talentueux et ordinaire. Pas fragile pour un sou. Et cette assurance-là, tout ce savoir, vous ne me le pardonnerez jamais. Pour vous, et définitivement, je manquerai de fêlure, de poésie, de folie... Dans vos cœurs, au fond de vos âmes ? Jamais. J’ai bien compris. Alors aujourd’hui, devant ce toro d’exception, je vais faire en sorte qu’au moins vous me remerciiez. C’est le toro que je vais grandir. Pas moi. »

Juli

Et c’est ce qu’il fit. Dans chaque passe, il mit la perfection du bras et de la toile qui permit au toro d’aller au bout de lui-même. Il évita soigneusement le geste qui souligne, l’emportement du corps, le coup de tête de défi qui aurait fait que l’on prit garde à lui, et plus au toro. Il s’effaça superbement, dans toute sa présence. C'est ainsi que Juli fut grand.

Ainsi il y eut une nuit, et il y eut un matin.

Tout au long d'une faena classique et pure, au second toro de l'après-midi, José Mari Manzanares caressa dans le sens du poil sa tauromachie circulaire et millimétrée, enchainant les longues séries, muleta abandonnée, et les changements de main presque invisibles. Manzanares était bien là, et comme il fallait être devant ce toro doux. Une magnifique estocade a recibir, deux oreilles. Et la même question se reposa, presque comme la veille : quelle absence d'irréductible sauvagerie peut-on (doit-on ?) accepter pour que naisse sur le sable ces ballets parfaits qui sont, à l'évidence, le gout du public andalou ?

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José Mari Manzanares promène les deux oreilles de son premier toro...

Il n'y a pas de vérité de l'aficion. Les milices intégristes du net devraient s'en persuader. Chacun voit les possibles et les inéluctables comme il les ressent. Certes, il y a bien sûr une vérité du toro, il ne manquerait plus que ça. Mais il n'y a pas de vérité du regard.
Le cinquième toro était moins franc, et il fallut à Manzanares deux ou trois séries pour en trouver le son. Mais il laissa ensuite quelques muletazos remarquables. Une épée moyenne le priva d'une sortie en triomphe par la Porte du Prince. L'acier est cruel, mais c'est l'acier.
Les huit ou neuf degrés supplémentaires que le grand soleil a installé sur la ville ont finalement décongelé la tauromachie d'Alejandro Talavante qui paraissait, hier encore devant ses deux toros, comme ces salsifis surgelés qu'on a du mal à reconnaître. Devant son premier toro châtain, il revint à lui tout à fait, enchaina de belles séries classiques et droites, jusqu'à tout risquer dans une estocade folle où le toro vint le chercher et le frapper au ventre, heureusement sans plus de mal. Émotion, une oreille.
Mal servi par le tirage au sort, Sébastien Castella, peu en verve, ne trouva aucune histoire à raconter.

Mardi de farolillos, septième corrida de la Feria de Séville.
Six toros de Nuñez del Cuvillo pour :
Sébastien Castella, bleu nuit marine et or, silence et salut aux tiers.
José Mari Manzanares, coeur d'oursin de Chipiona et or, deux oreilles et salut aux tiers.
Alejandro Talavante, tableau noir et or, une oreille et silence.

 

Au début de la calle Zaragoza, au numéro 6, un nouveau bar restaurant vient d’ouvrir, à l’enseigne de « Castizo ». Le castizo, c’est la pureté dans son acception costumbrista. Avec un clin d’œil appuyé (« Castizaras al projimo como a ti mismo ») sur l’infime et ambigu chemin entre pureté et châtiment… Bref, l’endroit est moderne mais confortable et plein de bonnes idées (dans les toilettes, les murs sont recouverts de dominos !...). On trouvera dans le salpicon de pulpo et sa brunoise de poivrons crus une fraîcheur bienvenue en ces jours de plein soleil sévillan. Mais on fera le détour surtout pour les menudos, les tripes, dont on trouve à Séville mille versions plus ou moins fines. Celles du Castizo sont maigres, douces, s’enroulant autour d'une pointe de cumin et de citron. Nous les préconisons.

 

Demain mercredi, les toros du Pilar de Moisès Fraile fouleront le sable devant Juan Bautista, Lopez Simon et José Garrido.