Jueves-Feria

Séville 19 avril 2018 Marcher, courir

Le vieil homme marche lentement, au beau milieu du trottoir. Son chien, âgé lui aussi, le suit à pas mesurés. L'homme lit en marchant, le journal largement déplié devant lui. De temps à autre, il se retourne pour vérifier, du coin de l'œil, que le chien est toujours là. Il a ouvert son journal, l'ABC du jour, gazette réactionnaire et ratichonne, à la double page consacrée aux personnalités qui sont, hier, passés par la Feria. Une mosaïque, sur deux pages, de photos posées de couples ou de petits groupes qui sourient au photographe. Sous chaque photo, en gras, le nom de chacun de ces vainqueurs. Comtesse de Ceci, Marquis de Cela, les particules volètent, au milieu des triomphes industriels : les autres titres de noblesse sont des noms d'entreprises florissantes. Des gens qui ont réussi leur vie. L'Espagne des privilèges, qu'aucune crise n'a jusque là pu inquiéter. Et qui se donne en spectacle et en Technicolor, satisfaite, sûre d'elle. Le vieil homme s'arrête un instant. Son chien, presque aveugle, a failli le heurter. Il soupire. Le vieil homme plie son journal, et se penche vers le chien : "Allez, Franco, on rentre à la maison !..."

 

Photo_Juan

Première règle pour une journée au campo réussie : surtout ne pas boire la veille. Pour les interminables attentes debout au soleil, il vaut mieux avoir dormi son compte. Sinon, ça tire un peu du côté des adducteurs de la tête... Au dessus des prés fleuris de Pablo Romero - bien sûr on est au courant, ça ne s'appelle plus "Pablo Romero", mais "Partido de Resina", on le sait mais on n'y peut rien, on est comme ces vieux qui continuent de dire "Antenne 2" - une tourterelle lance son doux reproche. Impossible de la repérer dans le maigre feuillage.

Nous sommes dans les environs de Villamanrique, à deux pas du Rocio. Juan Leal, qui entamera sa saison le 19 mai à Nîmes en tuant la corrida de ce fer, est venu ce matin tienter quelques vaches, pour mesurer avec son propre corps les caractéristiques des produits de la maison. On a tendance à dire de chaque saison qui commence qu'elle s'annonce décisive, mais pour Juan Leal et l'année 2018, le terme est adéquat : il n'a plus toréé en France, dans une arène importante, depuis trois ans. Et il est annoncé cette année dans presque toutes. Ce n'est que justice. Or, dans les tempêtes comme dans les aubes claires, Juan ne change pas. Il est toujours ce jeune homme délicieux, charmant, affectueux et attentif aux autres. Avec au fond de lui un projet en acier trempé, qui le tient, quoiqu'il arrive. Le chemin, c'est chacun qui se le fait. Alors pourquoi changer d'humeur ? Depuis quelques semaines, il enchaîne les tentaderos importants dans les élevages les plus rudes. Et là où il passe, il laisse la rumeur d'un torero mûr, prêt à se révéler au plus grand nombre. Cette année sera celle des toros durs. Sa prestation, fin août à Bilbao devant les toros de Miura, a fini de convaincre les plus réservés.

Un jeune hypster sans bretelles arrose le sable de la petite arène. Une odeur lourde, organique, monte du sol. Le cheval de picador souffle derrière le mur. Et dans les pins à crochets, les passereaux se chamaillent. Les quelques amis français qui sont venus accompagner leur torero s'installent au dessus du mur. Dans le fracas métallique des portes et le claquement des verrous, les vaches sortent enfin, pas toujours décidées à jouer le jeu du toreo. Mais Juan les considère toutes, également, longuement, sans jamais montrer le moindre agacement, la moindre préoccupation devant celle qui fuit ou celle qui refuse les leurres. Il les toréé toutes comme si elles étaient un rêve de torero. L'éleveur apprécie.

Au repas qui suit, un monde bigarré et bruyant - celui mené par la passion des toros et de la vie - se retrouve autour d'une longue table. Des jeunes toreros équatoriens venus en taxi, un éleveur colombien et ses amis, et quand même quelques espagnols. Tico Morales, notre hôte, se lève et prononce un brindis plein d'émotion, à son père disparu cet hiver, à Juan, aux amis et aux toros de Partido de Resina. Puis il tend son verre et crie "Vive la Vierge du Rocio !" Presque en suivant, le riz marinero aux gambas et hierbabuena est un modèle.

Seconde règle pour une journée au campo réussie : ne pas rentrer au dernier moment avec le torero qui doit passer chez lui se changer et revenir à la Maestranza pour la corrida du jour. Les routes de la Marisma ne sont pas prévues pour ces cas d'espèce, et on a beau s'accrocher discrètement et fermer les yeux, on ne peut pas s'empêcher de se demander si, aux urgences de l'hôpital de Séville, ils ont des télés avec Canal Plus Toros...

À 18h28, on s'assied pourtant, presque comme si de rien n'était, à sa place dans les arènes. On aurait même pu traîner un peu : en fait, on aurait pu arriver très exactement à 18h59, au second toro, quand le Juli le plaça au cheval pour la seconde pique en l'immobilisant d'une immense demie-véronique donnée au ralenti. Et deux minutes plus tard, le quite superbe de Roca Rey et la magistrale réponse par chicuelinas du Juli. La corrida était lancée, pensait-on. La corne gauche de Opaco permit au Juli de rester dans ce nouveau registre de lenteur impeccable. Une épée entière, fatale, qui aurait dû se traduire par une oreille de plus à mettre au sel. Mais Fernando Fernandez-Figeroa Guerrero (Fuera ! Fuera !) refusa la pétition du public pourtant parfaitement majoritaire. Le type a dû avoir du mal à se garer, ou on lui a refusé à la Feria de se resservir d'arroz marinero. Quoi qu'il en soit, il s'est fait en moins d'une minute plus de douze mille ennemis mortels.

Julian Lopez El Juli

Julian Lopez El Juli

Les images du début de la première faena de Roca Rey, donnée à genoux dans un mouchoir de poche avec passage impromptu dans le dos, devraient être diffusées dans les cliniques de cardiologie comme test d'effort. Hélas, les petits coups de tête répétés, incessants, du toro dans la muleta nous privèrent d'autre chose. Et ce défaut rédhibitoire, plus une absence quasi totale d'envie, plomba aussi le reste de la corrida. Maudits soient les toros sans rage.

Andres Roca Rey ne se résolut pourtant pas, au sixième, à un si funeste sort. Il batailla, couru après son toro tout autour de l'arène (son podomètre devait s'afficher dans le rouge !) et parvint à profiter de quelques séries, à laisser sur le sable des muletazos profonds. Mais le toro reprenait inexorablement sa route vers les planches, et l'histoire s'arrêta là.

 

Jeudi de farolillos, six toros de Jandilla et Vegahermosa pour :

Antonio Ferrera, bleu nuit d'encre et or, silence et silence.

Julian Lopez El Juli, crème de marrons et or, vuelta et silence.

Andres Roca Rey, blanc d'oeuf et or, salut au tiers aux deux.

 

Entre l'hôtel Colon et les arènes, la rue Jules César, qui démarre au coin de l'hôtel Becquer, est une rue discrète et peu commerçante. Au numéro 14, le restaurant Tata Pila, possède, en plus d'un nom ridicule, une carte aux recoins très intéressants. On prendra un seul exemple : dans les entrées, on vous propose un croque-monsieur classique mais à la truffe. La serveuse, charmante, appelle ça un " bikini". On hésite à choisir une chose aussi rare. On a tort d'hésiter : pour qui aime les truffes, la combinaison avec le classique jambon-béchamel vaut réellement le détour. C'est pourquoi, sans barguigner, nous le préconisons (le détour et le bikini).

 

Demain, des toros de Juan Pedro Domecq-Parladé pour Enrique Ponce, José Mari Manzanares et Ginés Marín.