En s’asseyant ce soir à la même place pour la dixième fois consécutive, dans les gradins de la Maestranza, on ne se demandait pas seulement combien de vrais souvenirs nous resteront de cette féria 2018. Après tout, ils seront bien suffisants : que ferions nous de triomphes répétés jour après jour ? Déjà que nous avons souvent du mal à distinguer entre les tauromachies des uns et des autres, devant les mêmes gestes, les mêmes toros, il ne manquerait plus que l’exception devienne la règle. Et que nous nous transformions à notre tour en pauvres consommateurs qui se trompent d'exigence. Non, on se disait surtout, en se rasseyant, que la répétition était sans doute le moteur le plus efficace pour toutes sortes de choses dans la vie. On passera sur les plus triviales.
Prenons par exemple ces visites au Musée des beaux-arts de Séville que l’on se croit obligé d’honorer, toujours en fin de matinée (on va quand même pas se cramer la sieste !). Certes, l'entrée est gratuite, pour peu que l'on soit citoyen européen, et les patios arborés, tous plus beaux les uns que les autres, offrent à la paix quelques bancs de bois sombre et le wifi gratuit. Mais c'est surtout que nous nous pensons civilisés et cultivés, et qu'on nous a appris que le Musée est une des marques majeures de ce privilège. Alors chaque année, on se tape la grande salle des Murillo, comme si on les voyait pour la première fois… On célèbre cette année le quatre centième anniversaire de la naissance du grand Bartolomé Esteban (il a, « probablement » disent les gazettes, vu le jour le 31 décembre 1617) et sa ville, où il est aussi mort 64 ans plus tard, le rappelle en grandes pompes à notre bon souvenir. On a échappé de peu à la grande exposition, dans le couvent de Santa Clara, où 64 tableaux du maitre étaient présentés. Elle s’est terminée le 8 avril, la veille de notre arrivée. On répète donc du côté du Musée, où l’on nous promet l’intégralité du Jubileo de la Porciúncula, c’est à dire surtout la grande pièce centrale, où l’on voit Saint François tomber en extase devant l’apparition céleste (« C’est vous, Seigneur ? Et tous ces merdeux, ce sont des anges ? Et dites, je veux pas faire le malin, mais la croix, là, elle a pas l’air bien grande, ni solide : vous êtes sûr que vous allez tenir là-dessus ? »). Les autres parties sont déjà accrochées là depuis bien des années. Le Jubileo de la Porciúncula est le panneau principal du grand retable du Couvent des Capucins. Il resta accroché là jusqu’au début du 19ème siècle. En 1810, l’armée française, qui passait par là, l’embarqua jusqu’à Madrid, où Pepe Bonaparte constituait son petit musée (il faut toujours qu’on se mêle de tout !). Ce grand tableau, qui donne son sens et son cœur à la composition, est habituellement exposé au Wallraf-Richartz Museum de Cologne.
On n'ignore rien des logiques marchandes, mais on se demande quand même comment on peut ainsi exposer des ensembles divisés, dispersés, sans aucune rigueur historique et artistique. Pour le coup, la salle du Musée de Séville, où sont habituellement montrés les autres parties du retable, ancienne église du couvent, retrouve une force qu’on ne lui avait jamais connu jusque là…
Une des choses les plus positives que l'on puisse dire d'un toro de combat, c'est qu'il "répète". La tauromachie d'aujourd'hui exige que le toro, lorsqu'il répond à l'appel des leurres et qu'il s'engouffre dans la passe, se retourne ensuite (pas trop tôt hein, pas trop vite !) et recharge sans attendre, avec le même entrain. Et ainsi jusqu'à l'indulto. On dit ça pour agacer, mais il y a de cette mécanique-là, et le mot mécanique porte en lui les limites du genre. Jusqu'à l'époque moderne, on se souciait peu de répétition. Le toro pouvait bien se balader comme il voulait, comme le second de Roca Rey jeudi, toute la logique de la suerte de mort consistait à lui foutre un grand coup d'épée dans le dos, et peu importait, ou presque, ce qui s'était passé avant. Aujourd'hui, et c'est bien dommage, la prestation toute entière du torero tourne autour de ce dernier temps, la faena de muleta. Et à la limite, on le sait et on s'en désole, peu importe ce qui se passe avant (le comportement du toro à la pique) et après (les libertés que l'on peut prendre dans la manière d'envoyer l'épée). Il faut donc, pour de tels exercices, pour pouvoir dérouler ces longues séries circulaires qui n'en finissent pas, un toro qui se préoccupe surtout de charger, droit, longtemps, toujours. De se retourner et répéter. De répéter. De répéter (oui je sais, mais ça me fait rire).
Tout cela, on le sait. Mais lorsqu'on essaye d'appliquer cette tauromachie là, celle du mouvement perpétuel, à un toro qui ne répète pas, on tombe évidemment dans l'emmerdement maximum, comme au premier toro d'Enrique Ponce, un gros marshmallow de 572 kilos. Et comme aux autres.
Juan Pedro Domecq est mort il y a tout juste sept ans (et deux jours) sur la route de Higuera de la Sierra. Voiture. Ces toros d'aujourd'hui, qui portent son fer, son nom et celui de son fils, n'étaient bien sûr pas nés (ils vinrent au monde du campo entre décembre 2013 et février 2014). Mais ils portent tous la classe et les défauts de ce que l'éleveur emblématique de la tauromachie actuelle avait théorisé, en choisissant hélas un terme qui, en français, sonne fort malheureusement : la collaboration. En gros, "mes toros ne sont pas là pour vous emmerder, au contraire, ils vont vous aider à danser..." Là, on voit bien à quoi on se condamne. Évidement, lorsque c'est Manzanares qui tient les toiles, on peut partager, comme cet après-midi, de l'exquis, de la lenteur et de la soie. On peut aussi à un moment - ça dépend de l'humeur - en avoir un peu marre d'une telle répétition implacable des codes esthétiques. De ce sentiment de déjà vu tant de fois. C'est ce qui rafraîchit encore un peu chez les jeunes, comme Roca Rey par exemple, l'impression qu'ils n'ont pas envie de se copier indéfiniment.
Le troisième toro de l'après-midi, premier de Ginés Marín, jeta ses 579 kilos deux fois dans le cheval comme Teddy Riner assurant un balayage en finale des Lourds. Il réussit la première fois, jetant à terre la monture et Guillermo Marín, le cavalier. Mais il s'éteint vite, comme tous les autres. Le sixième fut changé pour faiblesse, par un autre faible. Qui fut changé lui aussi. Et caetera, comme on dit dans les pages roses. Quand on répète le rien, on n'a pas grand chose à l'arrivée. Otra vez sera.
Dixième corrida de Feria, huit toros de Juan Pedro Domecq pour :
Enrique Ponce, bleu ciel intense de St Pierre des Champs et or, silence et salut au tiers.
José Mari Manzanares, évêque d'Osuna et or, une oreille et silence.
Ginés Marín, bleu ciel de Bercq-plage et or, salut au tiers et silence.
La répétition est aussi, en matière culinaire, un défi passionnant. Est-on sûr de savoir refaire une recette idéale, de pouvoir répéter une harmonie enfin trouvée ? Et le plaisir que l’on prend à remanger une chose qu’on aime est-il voué à s’émousser ? Chaque année, à Séville, nous mettons en danger nos souvenirs en repassant, au moins une fois, prendre un Piripi, à notre humble avis de gourmand le meilleur petit sandwich du monde, dans son interprétation la plus achevée, celle qu’offre, pour 2 euros 40, la Bodeguita Antonio Romero Reyes, au bout de la calle Adriano, au numéro 5 de la rue Antonia Díaz. Plusieurs fois par an, de passage à Séville, on se dit qu’on ne va tout de même pas remettre ça, un sandwich ! on a sa dignité, et puis voilà qu’on se prend à faire un détour et, comme par hasard on se retrouve devant le bar... Ne pas tenter le coup après la corrida, l’endroit est alors beaucoup trop fréquenté ; venez plutôt à midi trente, lorsque l’établissement est ouvert depuis une heure, que la cuisine ronronne. Il y a de la place partout, et les serveurs sont encore détendus. On notera que le Piripi ne se sert pas en terrasse. Et que nous le préconisons, comme nous le ferons chaque année, plutôt deux fois qu’une.
Demain, les toros de Fuente Ymbro seront courus par Juan José Padilla, Manuel Jesus El Cid et David Fandila El Fandi.