Il y a quelques années, dans une nouvelle qui ouvrait son recueil Les Yeux noirs, Olivier Deck décrivait un monde sans corridas. Les arènes de Madrid s’étaient transformées en un gigantesque parc d’attraction virtuelle qui permettait à chacun, casque sur la tête, de vivre les sensations d’un torero devant un toro. On verra en cliquant sur ce lien comment les choses, qui sont toujours pires que ce que les écrivains imaginent, avancent sûrement... L'entreprise qui commercialise la communication touristique autour des arènes de Las Ventas a mis en place le procédé. J'espère que Deck touche des droits d'auteur...
« Quand j’avais ton âge, j’étais partagé entre le désir d’être cantaor ou torero. On me disait doué pour les deux. J’ai cédé aux miroirs de l’arène. Parce que pour moi, le chant, c’était la nuit, l’ombre. L’arène, c’était la gloire, le soleil. Je n’avais rien compris. Le toro porte l’ombre. Il sort de l’ombre du toril, l’ombre est au bout de ses cornes, elle est dans son pelage, elle est dans ses yeux noirs, pleins de nuit, qui te regardent comme s’ils t’avaient toujours connu. Et toute cette ombre, toute cette nuit, il faut l’accueillir au creux de ta cape, au plus intime de ton ventre, pour l’accorder au rythme des choses, en abolir la force destructive dans l’harmonie des gestes courbes, et ne restituer au monde qu’un fugitif éclat de beauté, de sérénité. Juste avant de passer l’alternative, pour mon dernier contrat de novillero à Madrid, j’ai cru que c’était gagné. Que le toro allait sortir pour me porter aux nues, tout simplement. J’étais sûr de moi, je n’avais pas peur. J’avais oublié qui il était et pourquoi il était là. » Olivier Deck, Les Yeux Noirs, Verdier 2006
Le héros d'Olivier Deck devient aveugle après une cogida. Juan José Padilla a, lui, perdu un seul œil, arraché par un toro de Ana Romero en 2011 à Saragosse. Depuis, il toréé un bandeau noir sur l’œil gauche. L'an dernier, il a participé à 56 corridas, coupé 95 oreilles et 10 queues. Cette année 2018 sera, a-t-il annoncé cet hiver, sa dernière saison.
Dans le bus qui me ramène de la Feria, sur le coup de 17h45, une publicité réclame toute mon attention, dans l'écran accroché au plafond au milieu de l'habitacle, entre la réclame pour un institut du troisième âge et une devinette sur la carrière de Caroline de Monaco. Il est question d'asthénie printanière, et de la façon de la combattre, à base d'alimentation équilibrée. Moi qui sort d'une éclatante ribambelle de merveilleuses assiettes de gambas blanches de Huelva, de jambon de Jabugo parfumé, de divines croquettes de bacalao à l'ail et au persil, d'oeufs fris au jambon et à l'ail, de longs et fruités poivrons verts grillés, et de pois chiches en sauce aux pieds de porcs, bref, moi qui vient de me faire royalement et exagérément traiter, au numero 4 de la Calle Curro Romero de la Feria, dans la cassette de mon amie Angelines, ce concept d'asthénie printanière sonne un peu de façon artificielle. Je regarde autour de moi, tous ces sévillans qui rentrent chez eux, un immense sourire accroché aux lèvres et qui, comme moi, ont l'air de trouver que les suspensions du bus laissent à désirer, tout un peuple monté sur des chaussures à bascule, et je me dis que l'asthénie printanière, ça doit encore être une invention de la commission européenne...
Le premier toro de Fuente Ymbro est une merveille. Les Fuente Ymbro, quand ils sortent comme leur éleveur les attend, sont des rêves d'aficionados : hauts, armés, d'un volume impressionnant, ils chargent et répètent (voir chronique d'hier), inlassables, impressionnants. Ils posent des problèmes, pèsent dans la muleta, mais rien qui ne puisse être résolu par un torero résolu. C'est pour cette raison qu'on les suit, comme une bonne maison. Juan José Padilla s'est montré, de bout en bout, à la hauteur de Hechizo, castaño clair de 555 kilos. Faena émouvante, engagée. Grand coup d'épée. Pétition bruyante et majoritaire. Mais Gabriel Fernandez Rey, le Président du jour, asthénique à n'en pas douter, refusa l'oreille. Que pendant sept générations ses descendants soient obligés de porter des appareils auditifs de chez Afflelou, c'est tout ce qu'on lui souhaite.
Le second avait une présence forte, têtue. Le Cid sembla trouver, dès le début, que c'était un peu beaucoup. Il resta à côté, pour être sûr de passer à côté. Quand on pense aux toros d'hier, c'est tout à fait rageant de voir celui-ci repartir sans avoir eu le torero qu'il méritait. A son second, il ne manifesta pas non plus une envie fracassante de se mettre réellement devant. Là aussi, le toro permettait mieux.
Le dernier surgit sur le sable dans un long bruissement de parapluies. La pluie remettait ça, qui avait épargné jusque là les corridas de toute la semaine des farolillos. Observador était noir, et pesait 572 kilos dans chacune des passes. Il se montra vif et engagé, curieux de tout, permit au Fandi un grand tercio de banderilles, comme il les aime, tracées d'un trait sans repentir, d'un bout à l'autre de la piste. La faena fut à la hauteur, dans le pur style du granadino, tout le corps dans la muleta, on ne garde rien pour la douche. Grande épée, une oreille.
Onzième corrida de la Feria de Séville. Six toros de Fuente Ymbro pour :
Juan José Padilla, meringue et or, vuelta et silence.
Manuel Jesus El Cid, kinder et or, silence et silence.
David Fandila El Fandi, violette du Stade Toulousain et or, silence et une oreille.
Au bout de la rue Zaragoza, juste avant d’arriver à la Place de la Mairie (numéro 50), le restaurant El Quinqué, installé à l’ancienne adresse de l’ancienne Casablanca, propose une première petite sale pour les tapas. La carte est ingénieuse, et on n’hésitera pas devant les rognons à la braise, si rare en ville. Nous les préconisons, au même titre que les croquettes de gambas et d’algues, ou le simplissime mais délicieux canapé de sardine fumé à la tomate douce.
Demain, on range les instruments. Les toros de Miura sont attendus, pour la dernière corrida du cycle férial, par Manuel Escribano et Pepe Moral en mano a mano.