Giralda

Matador, François Zumbiehl

 

 

Aujourd’hui, comme hier, je n’attends personne. Ma sœur va retrouver sa place dans son fauteuil en face de moi, après sa sieste, et nous reprendrons nos disputes de femmes aigries par l’âge et le célibat, pour un oui et pour un non, pour passer le temps : qui de nous deux a oublié de prévenir le chauffeur de revenir nous chercher à sept heures pour nous conduire à la Chapelle des Servantes de Dieu ? Où a-t-elle fourré le journal ABC qu’il me revenait de parcourir en prenant mon café ?… C’est donc cela, la vieillesse ? Un ramassis de marottes. Lorsqu’elles sont contrariées, elles nous procurent avec l’irritation le plaisir qu’on éprouve à se gratter une peau qui démange.

Ce chalet sévillan, blanc et fleuri, que nous occupons à présent dans le quartier bourgeois d’Heliopolis, est comme le modèle réduit de notre finca et de notre passé. Nous y avons concentré notre petit trésor intime, jadis déployé sans compter dans les salons de notre domaine de Las Marismas : dans leur cadre d’argent quelques photos de famille – parmi lesquelles mon frère s’inclinant et saluant le chef de l’Etat ou posant avec lui en habit de chasse, des photos dédicacées de toreros amis, les Vierges et les Christs de notre dévotion. Au mur de l’entrée la tête d’un de nos toros célèbres, la seule que nous ayons conservée… Et dans le couloir, posées à plat sur une commode, sans doute pour que notre esprit ne s’écorche pas trop à ce souvenir, deux photographies sous un verre : celle de ma sœur et moi à cheval, au milieu de nos bêtes, souriant aux anges pour la caméra, mais aussi parce que nous étions heureuses – elle penchée et caressant le fanon de Matador, privilège accordé à elle seule, car la mère de ce toro n’avait pas survécu, et ma sœur avait dû le nourrir au biberon. Sur l’autre photo, Matador seul cette fois, amaigri, découvrant sur son dos cendré les stigmates des piques reçues durant son combat de La Línea, tel un ascète retiré du monde qui l’a meurtri.

Pour nous aussi, ne serait-il pas temps d’apprendre à nous désencombrer de ce bric-à-brac de fiertés et de désillusions ? J’en suis, hélas, à regretter encore de me trouver trop à l’étroit, dans cette maison, et dans mon quotidien. J’y étouffe avec cette accumulation d’objets surannés. Malgré moi je cherche de l’espace, et les seuls espaces à ma disposition sont ceux que je regarde distraitement à la télévision en permanence allumée, ouverte sur une actualité et une Espagne qui ne me disent plus rien.

J’appartiens au plus grand nombre : ceux qui meurent trop tard, au terme d’une existence rétrécie comme un fruit sec, aussi terne qu’une faena inutilement prolongée. Les seuls qui meurent toujours à temps, dans la force de l’âge, sont les toros.

Les toros ? Je n’ai jamais pensé qu’à eux, je veux dire de façon consistante. Avec eux, je ne me suis pas aperçue que le monde changeait, que ma vie s’écoulait sans rien ramener pour moi dans ses filets, ni mari ni enfants, ni affections durables… Leurs silhouettes noires dans le campo, à peine tremblantes dans la clarté du matin, ont été mon principal horizon. La nuit, j’aimais me rendormir après avoir entendu leurs appels pour le combat ou pour le rut, comme si ma tranquillité était d’autant plus solide qu’elle s’appuyait sur leur agitation. Lorsqu’on me permettait d’accompagner à cheval les hommes qui les approchaient, j’étais certaine de savoir lire leur regard et ce qu’il annonçait. Abandonnés à leur quiétude ou dressant soudain la tête et la secouant comme pour charger le vent, surtout quand son souffle traversait le Détroit et abordait notre domaine depuis Tarifa, ils ont été pour mes yeux d’enfant et d’adulte l’image rassurante de la permanence, malgré les précautions qu’il fallait prendre avec eux. Et avec les chevaux.

Au matin de mes six ans on m’a mise, après quelques explications de l’écuyer zézayées et écoutées distraitement, sur une petite jument grise et pommelée. Certes, j’étais très fière d’arborer ma panoplie de cavalière andalouse : chapeau à larges bords et mentonnière, pantalons gris rayés, aussi ajusté que possible, tablier de cuir. Mais quelle impression soudaine de sentir le monde se dérober quand la jument, à son tour incertaine de sa cavalière, se mit à avancer de côté, à reculer et à piaffer, désireuse avant tout d’échapper à ma main. Plus on me criait d’être douce et précise avec les rênes, et plus je me crispais sur elles comme si elles étaient des armes et non l’instrument de dialogue avec la bête.

Plus que les quelques leçons techniques d’équitation qu’on jugea bon de m’administrer pour me remettre en selle, cette première séance cuisante me fit comprendre à quel point, à cheval et face à un taureau, il importe d’imposer le calme, de tout sacrifier à la lenteur, afin de ne pas casser le fil ténu de la conjonction, ce que nous appelons ici d’un joli mot, l’acoplo. J’entends encore mon cousin Alvaro, lui qui a été avec les toros tout ce qu’un homme peut être et peut faire, égrener dans ses sentences d’après déjeuner, une coupe de Fundador à la main, l’éloge de cette lenteur : «  Il faut faire les choses lentement, comme planent les aigles dans le ciel, quand on conduit un toro dans la muleta, quand on ordonne un pas à son cheval, quand on va prendre dans ses bras la femme aimée, quand on chuchote un poème à l’oreille de ses amis… »

Oui, mais moi je voulais mordre à la vie et à mes passions. L’impatience, « la caste » – disait mon père le ganadero, avec un mélange de réprobation et de fierté, parlant de moi comme d’une de ses bêtes les mieux notées – m’emportaient. Je répondais sur le champ et avec aigreur, à quiconque contrariait mon jugement : « Allons donc ! » Cette exclamation sonnait la charge dans la dispute verbale où je m’engageais corps et âme – bien cambrée et le coude appuyé sur la hanche – par conviction et par jeu. La première dont je me souvienne, parce qu’elle s’est prolongée durant plus d’une demi-heure, et m’a poussée à m’enfermer dans ma chambre en claquant la porte, est celle que j’ai eue, à douze ans, avec Mademoiselle, la gouvernante engagée par mes parents pour nous apprendre le français. Elle voulait qu’on termine toujours nos prières par une invocation à la Vierge de Lourdes. Moi, un jour, exaspérée, j’ai rétorqué que la Macarena était encore plus Vierge que la  « Française » – je voulais dire plus sacrée – et qu’elle avait sûrement réalisé autant de miracles, mais qu’on n’en faisait pas en Andalousie toute une histoire. D’ailleurs, avec ses larmes de cristal elle était déjà, par elle-même, un miracle ! Et c’est pour cela qu’on m’avait prénommée Macarena ! Je laisse à imaginer les remontrances de ma mère et les excuses obligées à Mademoiselle. J’ai rougi plus tard de cette incongruité religieuse et chaque fois que mes pas me conduisaient à Bayonne, à Dax ou à Saint-Sébastien pour une corrida, je me suis crue tenue de faire un détour par la Grotte, pour demander à la Vierge de pardonner mon « blasphème ».

Mais le plus clair de mes disputes, on s’en doute, a porté sur mes toreros favoris. Là, je peux dire que je n’y allais pas de main morte. Je ne sais plus qui a prétendu, un jour, devant moi que Luis Miguel Dominguín était plus complet que Manolete, et plus dominateur. Je lui ai répondu aussitôt, avec rage, que Luis Miguel n’avait fait que profiter de la mort de Manuel Rodríguez pour usurper sa gloire, et qu’à côté de cette figure seigneuriale la sienne affichait tout au plus une morgue de parvenu ! Puis, sur un ton radouci, j’ai comparé les mérites, précisément incomparables, de l’un et de l’autre, et j’ai conclu ma démonstration en écartant mes deux mains, chargées d’illustrer leur dimension respective, l’une à la hauteur de la Giralda, et l’autre de la Torre del Oro. J’avais pourtant de la sympathie pour Luis Miguel ; j’admirais sa maîtrise et sa prestance qui s’étaient matérialisées pour moi dans cette photo dédicacée où, citant pour une naturelle un taureau visiblement soumis, il détache son regard de la bête et lève sa tête auréolée de brillantine, en souriant vers le public. Il en avait accompli du chemin ! Je me souviens du temps où je l’avais vu s’entraîner dans un élevage voisin du nôtre et où, à l’heure du déjeuner, il avait rejoint notre table après que le maître de maison, un peu gêné, nous en eut demandé la permission ; car, à l’époque, il n’allait pas de soi qu’un torero non encore consacré fût admis à la table principale.

En un sens, je suis toujours restée fidèle à « mon » torero – comme certaines femmes parlent de « leur » type d’homme en y accrochant leur désir inassouvi -, mais une nouvelle incarnation de celui-ci ranimait mes ardeurs chaque fois que, sous le coup de l’ennui ou d’une désillusion, je me sentais vieillir. Le torero de mes vingt ans a été Manolete. Sa démarche et son visage solennels sont à jamais gravés dans ma mémoire. La blessure de sa mort ne s’est pas refermée. Mais il a sculpté un moule dans lequel se sont ajustés tant bien que mal tous ceux qui m’ont passionnée après lui. Si je devais comparer le toreo avec la religion – pour moi les seules choses assurées en ce monde, les seules qui vous rapprochent de l’éternité – j’affirmerais n’avoir jamais aimé que l’oraison de quiétude. Rien n’égale pour moi celui qui a le courage et la capacité d’attendre – les pieds cloués au sol et l’esprit en repos – Celui qui doit venir : Dieu ou le toro (que la Vierge me pardonne encore !) ; le torero qui, une fois la bête passée, ne reprend pas du champ et de la distance pour mieux ourdir la passe suivante en lui donnant plus d’ampleur (ce souci de l’esthétique me fait penser à la flamenca qui, au beau milieu de sa danse, songerait à réajuster son peigne et son chignon bousculés par les étincelles de son corps), mais recourbe aussitôt le déplacement de la muleta, comme pour retenir sa fuite, et ramène le toro presque à l’intérieur de lui-même.

C’était ma manière à moi de m’opposer à mon milieu : je préférais les figuras adulées par la masse aux artistes et aux toreros de dynastie. Je soutenais le goût populaire contre celui des initiés, des entendidos. Si j’avais appartenu à la génération antérieure, j’aurais évidemment été du parti de Belmonte contre celui de Joselito. Mais c’est à propos du Cordobés que l’empoignade fut la plus chaude. Dès qu’il se produisit à la Maestranza en novillada, culbuté plus d’une fois par le toro, se relevant en un déclic, l’habit déchiré, pour se planter à nouveau sur le sable, impavide, la presse vit en lui un de ces éternels énergumènes sans avenir, et mes relations parlèrent de lui comme d’un Charlot. Je fus bien la seule dans ce groupe des aficionados « chics » à lui trouver quelque chose : cette volonté de fer, comme celle de Manolete, de rester là quoi qu’il en coûte, et de détourner le choc attendu par une minuscule torsion du poignet.

Je pus crier victoire peu de temps après, et me venger de la commisération souriante de mes amis, lorsque Manuel Benitez sortit, cette fois en matador, par la Porte du Prince. Avant même qu’il ait fini son tour d’honneur je me précipitai vers la sortie, tellement j’avais hâte de déverser dans la première oreille venue le trop plein de mon enthousiasme. Je tombai à la grille sur José Flores Camará, l’ancien fondé de pouvoir de Manolete. À mon « Alors ? » suspendu à sa sentence-couperet, il répondit avec son laconisme cordouan : « Je pense qu’il est très difficile de donner trente passes, les pieds rivés à une brique », phrase que je me suis empressée de répandre dans tout Séville. Désormais, dans toutes les arènes importantes où était affiché le Cordobés, j’accourais avec mon éventail signé par lui, attendant cependant l’occasion de le retrouver au cours d’une tienta pour échanger avec lui quelques paroles et quelques plaisanteries. Admiratrice, certes, mais pas jusqu’au point de jouer les groupies ! La décence et l’âge me préservaient de ce ridicule.

Après lui, je me suis passionnée encore pour Paco Ojeda. Son immobilité et son magnétisme pour lier les passes jusqu’à en étouffer le toro et les spectateurs, en indiquant posément au fauve, à l’extrême fin, une sortie impossible sauf à accrocher le corps de l’homme, m’ont laissée bouche bée. Et il avait plus de cadence, de moelleux et d’arrondi dans ses gestes que le Cordobés. On me parle à présent d’un jeune prodige qui multiplie aussi les passes sans broncher, comme un feu d’artifice : el Juli. Si ma santé le permet j’irai le voir, car il devrait me plaire. Chez un torero j’aime par-dessus tout le courage.

Mais, malgré ces sursauts de mon afición, je me sentais hors du jeu, devenue simple spectatrice. Je m’installais sur les gradins et ressortais mon carnet de notes. Pour moi seule je relevais en deux mots le bilan de chaque faena, et surtout de chaque toro, que je notais selon l’ancien barème des ganaderos : N (novillo) pour une bête médiocre, NB (novillo bueno) pour un toro qui, sans donner toute satisfaction, avait affiché des qualités avérées de bravoure, et T (toro) pour celui qui était enfin digne de ce nom. C’était une manière de faire illusion, de rappeler par artifice le temps où je partageais les soucis de mon père pour la bonne tenue de notre élevage, de même qu’un invalide, paraît-il, s’accroche encore aux sensations de sa jambe amputée. C’était bien une impression d’amputation, ou de veuvage, que j’avais éprouvée lorsque la vente de nos bêtes fut décidée. Jusque-là j’avais vécu au rythme des travaux et des jours du campo : les chevauchées pour repérer les veaux nés dans la nuit ; le marquage des bêtes ; l’épreuve des jeunes mâles en rase campagne et des futures mères dans la petite arène ; l’enfermement des toros avant leur départ pour la corrida… Je priais alors pour qu’ils soient braves, pour qu’ils meurent dans un dernier élan après une belle estocade et pour qu’on puisse penser d’eux qu’ils méritaient d’aller dans les pâturages marécageux du ciel.

Mon père comprit sans doute que de sombres nuages s’amoncelaient sur le pays et qu’il fallait songer à une exploitation plus rentable de la terre. Il vit aussi que son fils aîné, mon frère, n’avait pas envie de s’occuper de toros. Je l’assurai que je ne demandais pas mieux, quant à moi, que de prendre la relève, et que je pensais avoir suffisamment appris de ses leçons. Le silence de mon père et son sourire coupèrent aussitôt mes paroles : une femme dirigeant une ganadería, allons donc ! Ce serait d’ailleurs un camouflet pour mon frère. Le mariage et les enfants, voilà ce qui m’attendait. Justement, le fils d’un de ses amis souhaitait faire ma connaissance… Peu de temps après j’eus le cœur déchiré en entendant les cloches des bœufs entraînant les bêtes vers un autre pâturage, le bruit sourd du galop collectif, ponctué de mugissements d’inquiétude. Il me sembla que même les hirondelles s’étaient tues dans le soir tombant, que la vie abandonnait le campo et se retirait de moi-même.

Pour distraire ma mélancolie on m’envoya habiter chez une tante, à Séville. Sans doute avec l’intention d’appâter un éventuel prétendant on me prit en photo, en mantille et robe noire, aux pieds de la Giralda. On m’abonna aux thés dansants de l’Andalucía Palace. C’est là que je connus Gonzalo, toujours bien mis, les cheveux lustrés, cambré en permanence comme s’il était toujours à cheval. Bien sûr, je fus sa cavalière pour le paseo de la Feria, Parque Maria Luisa. Il était fondé de pouvoir dans une importante maison de Xerès, ce qui lui ménageait un accueil empressé quand il m’emmenait dans les restaurants ou les tablaos. Il épiçait d’humour les riens de sa conversation, au demeurant peu bavard, évitant la discussion et se pliant avec le sourire à mes arguments. Un parfait caballero, partout à son affaire. L’aimais-je ? Oui, sans doute, comme quelqu’un qui appartenait de droit et depuis longtemps à mon entourage. Son regard me réchauffait, comme réchauffent les paysages familiers.

Manolete, lui, me regardait de ses yeux noirs, perdus au fond de je ne sais quelles pensées, auprès desquelles ma présence pouvait lui servir, parfois, de refuge ou d’intermède. Visiblement, il goûtait ma compagnie lorsque je le rejoignais avec mon cousin – un de ses amis les plus proches – au soir d’un tentadero ou, plus rarement, d’une corrida, pour échanger quelques propos à la porte de son hôtel. Je donnais mon sentiment sur le comportement de ses toros de l’après-midi, et il approuvait d’un clin d’œil amusé à mon cousin. En dehors de la temporada il n’était pas le moins chaud pour participer à des équipées nocturnes, en voiture – richement arrosées – pour voir le soleil se lever sur la baie de Cadix, ou pour recueillir au petit matin les plaintes d’un cantaor dans l’arrière-salle d’un café d’Utrera. Au campo il respirait un tel bonheur qu’on sentait que ce n’était pas, comme pour moi, son élément naturel. Je l’admirais, et j’avais peur de me demander si je n’éprouvais pas quelque chose de plus. Mais je redoutais plus que tout de verser dans le stéréotype de la femme fatale au torero, de l’aventurière ou de la jeune coquette issue du beau monde. Je savais, par ailleurs, que mes codes et les siens, la différence de nos positions, malgré notre dévotion commune pour les toros, élevaient entre nous un mur opaque. Mais au fond, Je refusais de me demander si lui-même avait jamais caressé l’idée de se rapprocher de moi.

Le soir de Linarès, quand mon cousin me téléphona pour me dire que c’était grave, mon premier élan fut d’exiger une voiture. Mais, plus que le regard glacé de mon père et ses mots de bronze pour en appeler à ma dignité, l’idée qu’elle aussi, la femme aimée, allait faire ce voyage, et que notre rencontre dans les couloirs de l’hôpital aurait des allures de feuilleton, m’arrêta. Il ne me resta plus qu’à m’enfermer dans la chapelle de notre finca, à ravaler mes larmes, à saisir mon chapelet, et à prier la Vierge des Désemparés qui trônait sur le petit autel. Je suivis à la radio le récit de l’agonie et de la mort de Manolete ; un récit entrecoupé d’éloges taurins et patriotiques. C’était comme si me parvenait de loin la voix de Manuel Rodríguez, mais pour le coup embaumée, sans rapport avec sa voix douce et chaude qu’il gardait pour ses intimes.

J’eus la conviction que cette mort marquait aussi mon destin. Après le départ de nos toros, elle refermait pour moi d’un coup sec le livre de la corrida et me ramenait sur le chemin de la vie ordinaire. Peu à peu je repenchais du côté de Gonzalo. Sa délicatesse et sa feinte timidité finirent par me convaincre. On nous fiança. J’allais donc avoir des enfants, un mari attentionné… Il me fallait accepter de vivre à Madrid et on laisserait à mon afición quelques soupapes. Nous irions ensemble aux arènes de la capitale, de Séville, de Jerez et de Saint-Sébastien. Un mois avant la noce Gonzalo devint introuvable. Je reçus un télégramme par lequel, prétextant de gros ennuis de santé, il demandait de surseoir à la cérémonie. Quelques temps après une lettre suivit. Il demandait pardon et expliquait qu’il se sentait incapable de me rendre heureuse ; j’étais trop exigeante, trop passionnée. J’appris plus tard qu’en fait il était parti au Mexique, et qu’il était accompagné. Malgré la brûlure de cette blessure d’amour ou, plus réellement, d’amour-propre, je me sentais obligée de saluer secrètement son refus d’une existence trop normale avec moi. Mais sa passion pour l’autre femme fut tout aussi velléitaire. Ils se séparèrent et il revint à Séville une dizaine d’années plus tard. Lorsqu’on se recroisa par hasard, l’indifférence nous aida à faire bonne figure. Il ne sembla pas remarquer mes premières rides. Lui était devenu bedonnant, sans cheveux, et avait même perdu son humour. Il rentra dans le rang de sa confrérie de Semaine Sainte, de son cercle d’amis, et de la Peña Curro Romero, où il décida de s’inscrire, peut-être pour achever de se libérer de moi. J’appris récemment, avec tristesse, qu’il était mort des suites d’une longue maladie « muni des sacrements de l’Eglise ».

Tout cet amas de vies tronquées – en tout cas la sienne et la mienne – me firent repenser à Matador. Malgré sa placidité avec ma sœur, il se montra très brave dans l’épreuve en rase campagne, chargeant à de multiples reprises le picador. Tout naturellement, mon père le plaça dans le lot qui devait être combattu à La Línea. Ma sœur était déchirée entre l’espoir que sa bravoure saute aux yeux de tous et la douleur de savoir que c’était son dernier combat. Relayé par la presse, le sort de Matador émut toute l’Espagne. Afin de pimenter l’événement, un journal proposa à mon père une forte somme d’argent si ma sœur, présente dans les arènes, acceptait, en cas d’indulto d’appeler Matador depuis la barrière. Quelle magnifique photo cela ferait ! Bien entendu, mon père refusa que ma sœur « se donne en spectacle » et l’obligea à rester à Las Marismas. Le jour venu, le taureau prit avec une telle fougue trois piques que la dernière s’enfonça dans son dos de vingt centimètres. Après quoi Domingo Ortega, le matador, demanda sa grâce et l’obtint aussitôt, appuyé par la clameur du public. On tarda à soigner Matador, mais il revint au domaine et ma sœur retrouva sa familiarité avec lui. Mon père voulait en faire un étalon, mais il devint imprévisible, attaquant les autres toros et chargeant les cavaliers qui l’approchaient. On dût se résoudre à le châtrer. Ni ma sœur ni moi n’osions plus aller vers l’enclos des bœufs, de peur de rencontrer son regard. Faute d’être suffisamment docile, peu de temps après Matador finit à l’abattoir.

Au soir de ma vie, comme on dit, je me pose la question : une curieuse coïncidence a réuni nos trois noms – Manolete, Matador et moi – sous un M initial. Eh bien, lequel de ces « M » aura accompli son destin ? N’est-ce pas celui qui aura vécu intensément, jusqu’à sa dernière heure, en matador, et non pas l’autre, hélas, le mal nommé ? Quant à moi, il ne me reste qu’à attendre la mort. J’espère qu’elle va me saisir d’un coup, et sans puntilla !

 

François ZUMBIEHL