IMG_7617

Dos de mayo

 

2 mai 1808, Madrid

- C'est une émeute ?
- Non mon général, c'est un soulèvement.
Ce qu'il y a de bien, depuis que Stéphane Bern et Lauren Deutch bousculent l'Histoire comme une gueuse qu'ils méprisent, c'est qu'on peut réinventer comme on veut les grands faits historiques pour leur faire dire à peu près n'importe quoi.
Là, on serait dans le bureau du général Murat qui, avec ses troupes, occupe Madrid depuis plus d'un mois. Napoléon a convoqué à Bayonne, pour les destituer, le roi Charles IV et son fils Ferdinand VII à qui le père venait de laisser son trône. Mais l'embrouille napoléonienne, en Espagne, ne passe pas. Ce pays qui en est déjà si peu un, écartelé entre des provinces, des histoires et des langues irréconciliables, va s'inventer là, pour la première fois, une destinée commune, un avenir. C'est Napoléon et sa volonté de conquête qui a paradoxalement inventer l'Espagne. Et cette date du 2 mai, que l'on célèbre dans tout le pays, ce soulèvement contre l'ennemi extérieur est sûrement l'anniversaire le plus juste de ce pays pluriel.
C'est cette unité fragile et pas si ancienne que les catalans contestent. Et que l'ultra droite de Vox veut à tout prix défendre. La tauromachie qui, malgré ce que voudraient croire certaines autruches, a directement à voir avec la chose publique (après tout, elle plante au cœur même de la Cité les questions fondamentales des fins dernières), s'est mêlée dernièrement de cette vieille question. Certains toreros se sont même engagés sur les listes des partis de droite et d'extrême-droite aux dernières élections. Sans succès : aucun n'a été élu. Battus Miguel Abellan et Salvador Vega, battu Serafin Marin, qui se présentait pourtant en numéro trois de liste de Vox à Barcelone...
Le raisonnement est simple : dans le paysage politique espagnol, seule la droite et l'extrême-droite affichent leurs soutiens à la tauromachie. Le fait qu'ils revendiquent encore plus leur violent rejet des migrants et des idées d'égalité entre les hommes et les femmes, et qu'ils militent contre tous les progrès en matière sociale et de moeurs ne semble pas préoccuper les autruches.
Reste le cas de Morante de la Puebla, qui milite depuis des mois pour le parti d'extrême-droite. Cet artiste inclassable, volontiers provocateur, dont la tauromachie touche parfois au sublime, ne semble pas ressentir la moindre gêne devant ces contradictions. Pour avoir, sur Facebook, raconté que je n'irai pas le voir toréer cette année (je ne demande rien à personne, ni de me suivre ni même d'être d'accord avec moi), j'ai reçu ma dose de bois vert et d'eau bénite. Da igual.
En 2016, à Osuna, un beau matin du mois de mars, une femme est entrée dans l'église où se préparait la procession de Semaine Sainte. Au milieu du coeur, en majesté, le Christ, juché sur son char, patientait, la croix sur l'épaule. Une sculpture majestueuse, attribuée à l'atelier de Pedro Roldán. Maria Soledad s'est approchée, elle est montée sur une banquette et, sortant un marteau de son sac, elle a commencé à frapper la tête du Christ. Enfin, de la statue. On ignore encore pourquoi elle a fait ça. Cada loca con su tema. Le jugement, rendu ces derniers jours, précise les dégâts ("sérieux dommages sur le visage" ; "effondrement de la zone sub-labiale gauche, avec perte de couches et de couleur entre la zone supérieure de la barbe et le visage"), et le coût de la restauration (2268 euros). Mais le plus intéressant reste la définition du préjudice : "dégâts volontaires causés au patrimoine artistique et au sentiment religieux."
Toute proportion gardée, c'est exactement de ça qu'on m'accuse.
Le Christ d'Osuna s'en est remis. Morante, bien sûr, s'en remettra.
Mon humble raisonnement est pourtant simple : je prends les toreros pour des artistes. De ceux qui peuvent vous emporter bien loin de vos bases. De ceux qui enchantent votre vie. Et, si chacun peut encore faire ce qu'il veut, je ne veux pas voyager avec n'importe qui.

De Morante, donc, nous ne dirons rien. Sinon que, sortir pendant chacun de ses deux toros, ça donne ça :

IMG_7618

 

Mains basses et corps relâché, le Juli accueille son premier toro en faisant le coup de "moi aussi je sais toréer à la cape." Même application dans le quite au sortir de la première pique et dans la mise en suerte. Le toro est un gros boeuf avec quelque chose de moche dans l'allure. Mais il est attentif, et met volontiers la tête. Le début de faena, les pieds joints, immobile sur la ligne des tercios, est incroyable. L'arène se lève en rugissant (on a droit à un topique par article). La suite est d'une précision gracieuse. Le toro est faible et ralentit ses charges. Le Juli allonge son bras. À l'épée, la deuxième tentative foudroie le toro. Habituellement, ici, c'est à la première que l'on coupe les oreilles. Mais le Président lâche le premier trophée, sous les huées d'une partie du public. Son second adversaire est faible et indécis ? Julian le met dans sa muleta avec la sûreté d'un inspecteur en chef de Véritas. De la main gauche, la faena grimpe sur ses propres sommets. Lenteur, profondeur, goût et légèreté. C'est pour ce genre de moment que l'on va aux arènes.

Certains sont parfois agacés d'avoir à aimer le Juli : c'est pas assez original. On préfère faire le malin avec un poème de Jacottet qu'avec des strophes classiques de Victor Hugo. Et pourtant, bon sang, qu'est-ce que c'est bien, Victor Hugo !... Il faut dire aussi que le Juli, en pliant à sa logique le marché taurin, en imposant des toros de peu de caste, n'a pas fait que du bien à la tauromachie. Mais nom de nom, quand il a envie de s'y mettre, quelle leçon de choses !...
On aurait bien parlé de Miguel Angel Perera, qu'on aime bien et qui, en plus, n'a voté pour personne, mais que dire quand il n'y a rien à dire ? Sauf qu'il a pris à l'envers un sixième qui se laissait, mais qu'il a laissé se défaire sans s'en rendre compte...

Pour terminer, on notera quand même qu'il est sûrement très significatif que le Juli puisse aujourd'hui devenir un torero de Séville, adulé dans cette arène. Ainsi va la Maestranza, parfois un peu de traviolle, comme le Juli à l'estoc.

Troisième corrida de la feria de Séville (quatrième de l'abonnement)
Très belle entrée, malgré un trou discret au soleil du tendido du toril.
32 degrés
Six toros de Garcigrande pour :
Morante de la Puebla
Julián Lopez El Juli : vert bouteille et argent, une oreille et deux oreilles. Sortie en triomphe par la Porte du Prince.
Miguel Ángel Perera : blanc et or, saluts depuis le callejon et saluts.

mauricio

Sinon : Le quartier où je vis, près de la Ronda de Capuchinos, abrite de nombreuses écoles de coiffure et d'esthétique. On voit quelques jeunes gens, en vitrine, s'essayer à la coupe des cheveux sur des mannequins-tête posés devant eux, face au miroir. Plus loin vers le fond du local, les élèves des années supérieures s'essayent aux couleurs, aux permanentes au typol sur de vraies vieilles dames du quartier qui n'ont, en matière de coiffure, plus grand chose à perdre. On s'arrête, on regarde les impétrants, on leur conseillerait bien de reprendre cette mèche, celle-là oui sur le côté. Ça donne à la matinée une légèreté irremplaçable. Surtout que dans la rue Leon XXIII, les lauriers blancs du jardin carré sont presque tous en fleurs.

Jean-Michel Mariou