Habituellement, le bus C2 passe tous les quarts d'heure. Ces jours-ci, il en arrive un toutes les deux minutes. Et des doubles, en accordéon. Le C2 dessert la feria, au fond de Los Remedios, et les bus ont la même impatience que les belles andalouses en habit de gitanes qui se pressent aux arrêts.
Le C4, lui, fait le tour du centre ville par les boulevards, de la Macarena à la Barqueta, Torneo le long du fleuve jusqu'à la Plaza de Armas, puis plus loin les arènes. Plaza de toros. Il transporte toujours, sur le coup de 17h30, de vieux messieurs en chemise, un sac en plastique du Corte Ingles à la main. Dans le sac, on aperçoit les rayures jaunes et rouges d'un coussin maestrante, de ceux qu'on vend devant les arènes, qu'ils transportent avec eux comme le signe de leur glorieuse aficion. Comment feront-ils demain, quand le plastique sera définitivement prohibé ? Ils le prendront sous le bras ? Sauf si, comme on peut le craindre, la corrida est interdite avant...
Ces vieux célibataires d'avril se repèrent entre eux, et engagent une conversation joyeuse et bruyante qui démarre toujours par de vagues considérations pleines d'espoir sur les toros du jour. Mais tout de suite, l'un des deux sait. Il a un beau-frère, un cousin ou un voisin qui est le beau-frère le cousin ou le voisin de l'éleveur. La messe est dite : il a pris le pouvoir. Et il ne le rendra pas. Naturellement, il se trouve qu'il a vu Antonio Ordoñez le jour où il fallait le voir, et qu'un soir il a croisé, dans la rue Amor de Dios, Curro qui marchait, seul, vers l'Alameda... L'autre commence à battre en retraite. Certes il est aficionado, mais il va juste en voir deux ou trois par an, pendant la feria, enfin quand il peut, quoi. Et puis, c'est un budget... Alors le mâle dominant déguste sa victoire et étale, comme une pauvre margarine rance, des jugements définitifs sur les toreros de l'après-midi. On prie pour que le bus accélère, que ça se termine, vite, et on finit toujours par se demander comment une si belle passion peut se transformer en minuscule instrument de pouvoir sur plus faible que soi, dans un coin de bus, une fin d'après-midi délicieuse.
Pepe Moral fête cette année ses dix ans d'alternative. Il avait passé son grand oral ici même, en juin 2009, au cours de la corrida du Corpus. Uceda Leal était son parrain. Salvador Cortes le témoin. Une autre époque. Les deux rendez-vous qu'on lui offre pour cet événement sont de drôles de cadeaux. Les Pilar-Moises Fraile d'aujourd'hui, rudes toros de Salamanque, et les Miuras de dimanche prochain. Vaya regalos. Son premier adversaire avait du mal à tenir sur ses pattes. Ça me le fait parfois, après une nuit à la feria, au retour, du côté de la rue des Rois Catholiques. Une faiblesse de cartilages, un manque de fluidité tragique de la synovie. La seule chose à faire, dans ces cas-là, c'est d'aller se coucher. C'est d'ailleurs, hélas, ce que fit le toro.
A la cape du quatrième, Moral réveilla, à coups de chicuelinas données comme on époussète une table, une arène endormie et désabusée. Deux grandes piques de Juan Antonio Carbonell, entre lesquelles il changea de registre en adoucissant les véroniques, des banderilles entretenues, et tout le monde était prêt à passer à table. Ce toro vif et solide, Pepe Moral le brinda à Juan José Padilla, présent en barrera à l'ombre. Mais il aurait fallu, devant un adversaire de ce poids, un poignet de fer, un engagement sans calcul. Le torero de Los Palacios sembla au contraire indécis, dépassé.
Álvaro Lorenzo mit du temps à se mettre dans l'histoire. Il donnait l'impression, au début, de se demander ce qu'il faisait là. C'est la corrida, là ? semblait-il demander du regard aux siens, derrière la barrière. Parce que ça fait une semaine que je rêve de ce rendez-vous de Séville, et là je ne sais plus si ça continue ou si on y est pour de bon... Il a dû se pincer, en douce, sous la muleta, et il s'y est mis enfin. De très belles choses de la gauche. Un goût particulier. Mais le toro avait déjà laissé sur le sable de précieuses forces. Et une grande épée au second voyage ne suffit jamais. Autre grande épée au cinquième, après peu. Mais ce garçon a quelque chose. Nous le reverrons.
Dans le cas d'un conflit entre excès de noblesse et absence de forces, c'est toujours la seconde qui gagne. Ginés Marín fit ce qu'il put à mi-hauteur, mais rien n'y était, de l'envie de l'un ou de l'autre. Au sixième et dernier, il se retrouva devant un adversaire vaillant et décidé. Beaucoup plus que lui.
Le plus étrange c'est que cette corrida du Pilar était dans l'ensemble une bonne corrida de toros. Mais que beaucoup eurent, en sortant, l'impression du contraire.
Huitième corrida de la feria de Séville (neuvième de l'abonnement)
Demie arène
30 degrés
Six toros d'El Pilar pour :
Pepe Moral : bleu roi des francs et or ; silence et silence.
Alvaro Lorenzo : sable de Séville et or, passements blancs ; vuelta auto-proclamée et saluts.
Ginés Marín : vert scottish pine et or, passements blancs ; silence et silence.
Sinon : Entre la Plaza de toros et le site de la feria, on peut, après avoir traversé le fleuve, s'arrêter pour manger dans un lieu sûr et signalé. Los Cuevas, rue Virgen de las huertas, 1 (954 278 042) est un restaurant sévillan traditionnel qui respecte les fondamentaux. Goûtez donc les fondamentaux : salade de tomate (exquise) et asperges ou aubergines frites (à tomber). Le reste - poissons frits, solomillo, revueltos - est à l'avenant. Mais vous pouvez aussi vous aventurer (pieds de porcs farcis au foie) vous ne risquez que de bonnes surprises. Manzanilla pour boire, Rivera del Duero pour manger, vous êtes fins prêts pour la feria !
Parmi toutes les casetas, on note cette année une nouvelle adresse, dont on ignore encore si elle a su trouver son public. Installée au numéro 31 de la "rue" Manolo Vásquez, La Marimorena est la seule caseta végane de Séville. Garantie sans viande, sans gluten, sans lactose. Garantie sans nous, donc.
Jean-Michel Mariou