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Choses vues en sortant pour ne pas voir Morante

 

D'abord, on a la chance de ne pas être coincé au milieu d'un gradin bondé. Ensuite, et contrairement à ce qui a pu s'écrire ici ou là sur la pénible MJC de Facebook, on n'a pas forcément envie d'en faire un plat avec tout le monde. Mais comme on veut voir les autres - il ne manquerait plus qu'on se prive de Roca Rey et d'Aguado aujourd'hui ! - on va aux arènes, et pendant ses toros, on sort. On ne veut pas voir toréer ce type, un point c'est tout. On sait ce qu'on risque. Rater un triomphe. Ça, bien sûr, c'est arrivé à tout le monde. El que no la vió. Mais là, el que no la vió, à deux mètres cinquante, par principe, ça piquerait un peu. Les principes piquent toujours un peu.
On sort, donc, c'est à dire qu'on se retrouve sur la terrasse de la porte 4, un des plus beaux endroits de Séville avec vue sur le Guadalquivir, sur Triana et le Paseo Colón.
La première chose à faire, c'est remettre de l'ordre dans ses oreilles. Reprendre l'architecture sonore de l'endroit, avec ses premiers et ses arrières-plans. Ainsi on entend, avant que de les voir, ces deux cochers qui s'invectivent, au coin de la rue Antonia Diaz. Une histoire de stationnement, qui parait aux deux impardonnable. Quelques passants se sont arrêtés, on ne sait jamais.
Juste à côté du petit square, où la statue de Curro Romero desplante pour l'éternité devant un toro absent, la grue de la télévision a déplié son bras, avec son cameramen perché au sommet. Il a des bermudas vert foncé. Une de ces fautes de goût qui vous fait demander si c'est bien la même humanité que l'on partage. La petite cubaine qui tient la buvette est en plein soleil. Elle réorganise ses réserves de glace sans manifester le moindre interêt pour ce qui se passe de l'autre coté du mur blanc.
Contrairement à la dame des toilettes des femmes, qui abandonne son seau et son balai pour tendre le cou et apercevoir le spectacle.
Au deuxième toro de celui que l'on ne nomme pas, il est un peu plus de vingt heures. L'heure à partir de laquelle les calèches et les cavaliers doivent quitter les allées de la feria. On considère que le soir et la nuit sont le domaine des piétons qui, à partir de cette heure-là, marchent plus ou moins droit. C'est donc pendant le quatrième toro que les chevaux et les équipages quittent la feria et remontent le Paseo Colón, sous les arènes. On est aux premières loges pour bader, comme ce japonais, appuyé sur un lampadaire de l'avenue, qui photographie une à une toutes les calèches vides qui passent...
Les bus s'arrêtent devant les arènes et repartent. Sur la tablette, dans le solitaire du FreeCell, on peut changer la couleur du tapis et le motif du dos des cartes à jouer...
Les deux gitans qui, jusqu'au cinquième toro, essayent de vendre au moindre touriste qui traine ici deux places prises sur internet, imprimées sur papier libre, vraisemblablement fausses.
Le soleil qui se couche sur Triana, avec ses lueurs d'incendies magiques. La lumière et la douceur, dans une même teinte.

Quatre oreilles et un enterrement.
Àndres Roca Rey était venu aujourd'hui pour renvoyer Morante à ses préciosités andalouses. C'est un autre qui l'a fait.
À 19h06, il s'est laissé tomber à genoux devant la porte du toril et il ne s'est relevé, quatre minutes plus tard, qu'après avoir servi à un toro lancé comme un train de cercanias une série de largas afaroladas qui mirent les arènes debout. Roca Rey peut. Et pas qu'un peu. Déjà pendant le paseo, il s'était laissé distancier de quelques mètres pour ne pas se mélanger tout à fait. Ça ressemblait à un défi. C'en était un. Les chicuelinas du quite qui suivit la pique étaient cousues sur le corps du toro. Le début de la faena, à genoux aussi, était un modèle de douceur et de temple. Le contraire du toreo à genoux. La faena, douce et rythmée, s'accordait d'abord au peu de forces du toro. Sur une passe par le bas, un coup de corne sec et rapide envoya le torero en l'air. Le bruit, l'immobilité du corps à terre, on pensa au pire. Mais Roca Rey se remit debout, pieds nus, et acheva son oeuvre de la main gauche. Il dût pourtant se ressentir de ce choc violent. À son second, il semblait mesurer chacun de ses gestes.
C'est au troisième toro de l'après-midi que Pablo Aguado rajouta définitivement aux soucis de Morante. Son toreo tout en douceur, en corps abandonné et en perfection lente mit à la Maestranza un feu qui n'est pas près de s'éteindre. Jusqu'à ce que Cafetero, le Jandilla noir de 549 kilos s'effondre sur le sable après une terrible épée, Pablo Aguado fit tout à la perfection. Marcher, tenir la muleta, respirer, embarquer le fauve dans une danse lente. Et c'est précisément sur le terrain poétique de Morante que Pablo Aguado a construit sa cabane. Il vient de naître à Séville. Ce n'est bien sûr pas rien que nous ayons pu y assister.
Au sixième, qu'il toréa fort bien, toujours au ralenti et sans affèterie aucune, le toro fut plus réservé. Il lui en coûtait de se lancer dans l'étoffe. Mais rien ne pouvait arrêter Aguado. Et surtout pas un toro arrêté.

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Pablo Aguado (photo Maurice Berho)

Onzième corrida de la feria de Séville (douzième de l'abonnement)
Arène pleine
34 degrés
Six toros de Jandilla-Vegahermosa pour :
Morante de la Puebla
Ándres Roca Rey : jacaranda et or ; oreille et saluts
Pablo Aguado : prune et or ; deux oreilles et deux oreilles, sortie par la Porte du Prince.

 

Sinon : la Semaine Sainte est déjà loin, et trois semaines ont passées depuis que le dernier paso est rentré dans son temple. Dans certaines rues, on entend toujours les pavés crier sous les pneus des voitures, quand la cire des cierges les patine encore. Jour après jour, les cris vont s'amenuisant. Puis ils se tairont tout à fait. Comme les pois chiches, que l'on fait tremper dans l'eau et que l'on mélange à la main, longuement, "hasta que se callan", jusqu'à ce qu'ils se taisent. Là, enfin, on les mettra à cuire. La Semaine Sainte se tait peu à peu. La semaine dernière, on voyait encore dans les églises ici ou là, les pasos et les palios que les bénévoles des hermandades démontaient. Les Vierges et les Christs reprenaient leur place, l'un après l'autre. Et la nuit, on croisait ça et là au coin d'une rue un paso vide qui repartait vers le hangar où on le cachera jusqu'à l'an prochain, transporté à l'épaule par un groupe de costaleros en sweat-shirt.
Dans l'église de Los Terceros, le grand paso de la Scène a été désarmé et la scène reconstituée à la place de l'autel.

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Sur la petite place, dans ma librairie d'occasion préférée (Anticuaria, Plaza de los Terceros, 14), le rayon tauromachique, auquel je rends visite régulièrement depuis vingt cinq ans, comme à une vieille parente aimable, n'a plus trop de surprises à me faire. Mais le libraire me montre un livre sur un peintre, Baldomero Romero Ressendi, que je ne connais pas. Il s'anime pour me parler de cet homme, né à Séville, mort à Madrid dans les années 70, et qu'il a connu en arrivant ici. Un original, qui a suivi les cours de l'école des Beaux-Arts tout en épouvantant ses professeurs, dont l'œuvre fut dénoncée par l'église pour irrespect de la religion et mauvais coups à la morale. Il avait épousé une gitane d'Alcalá de Guadaira, et fut imprudemment invité à réaliser un portrait du dictateur, le général Francisco Franco. La légende veut qu'il y soit allé une fois, et qu'il ait planté Franco en grand uniforme, sans jamais revenir...

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Dans ce quartier de Santa Catalina, le bar El Rinconcillo se présente comme un incontournable des guides touristiques. Il est signalé dans chacun d'entre eux, à la rubrique "typique". C'est une peine, bien sûr, un handicap qu'on ne souhaite à personne, mais les sévillans continuent à s'y presser, en faisant mine de ne pas remarquer les groupes de japonais ou les couples de français qui se promènent, le portable à la main dressé devant eux comme un porte-bonheur feng-shui, et dans lequel ils lisent à l'avance tout ce qu'il faut penser de ce lieu. On passera outre pour déguster ici une des choses les plus simples et les plus délicieuses du monde : l'omelette au jambon, qu'ils confectionnent avec les dernières tombées des patas negras qu'ils servent par ailleurs, et qu'ils cuisent, entre intérieur et extérieur, à la perfection. Comme une véronique de Pablo Aguado.

Jean-Michel Mariou

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