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Les glaçons de Séville

 

Il ne faut jamais négliger ce que la douce ivresse apporte à la connaissance universelle. Hier, par exemple, dans une cassette relativement bien aérée du campo de feria, nous avons très longuement débattu d'une question importante qui, mine de rien, semblait nous avoir préoccupé, chacun de notre côté, depuis déjà de nombreuses années : comment se fait-il qu'à Séville, les glaçons fondent si lentement ? C'est un fait, établi par l'expérience. Plusieurs théories, comme il se doit, s'affrontèrent alors longuement, avant que, comme d'habitude, quelqu'un de plus assuré que les autres impose une version a priori indiscutable. Il semblerait qu'ILS mettent un tout petit peu de sodium dans la glace. Un peu de sel. Silence autour de la table. Chacun intérieurement se penche sur l'image désastreuse de son gin tonic, salé à l'insu de son plein gré. Et les glaçons de résister au réchauffement climatique ! Mais l'auteur de la théorie, qui a pris dans le groupe un ascendant aussi brusque qu'indiscutable, commet une erreur fatale : il développe. Il dit que l'effet du sodium est bien connu sur la glace, que d'ailleurs, l'hiver sur les routes, on met du sel quand il neige... Patatras. Quelqu'un fait remarquer que si l'on met du sel sur les routes, c'est justement pour faire fondre la glace. Fin de la théorie. Silence. Et on se sait toujours pas pourquoi, à Séville, les glaçons fondent moins vite qu'ailleurs...
L'autre histoire qui nous convoqua longuement concerne un fabricant de jambon de Huelva qui, semble-t-il, fait sécher ses pièces dans une cuve de vin dont il a soutiré tout liquide et retiré le mou. On s'est penché sur la question de faire sécher de la viande (il a fallu rappeler à certains que le jambon est de la viande) en milieu humide, avant d'arrêter le principe d'une commission d'enquête. Tout ça est bien beau, mais il faudra quand même envoyer nos spécialistes.
La feria s'est terminée hier soir par un feu d'artifice. Pas dans les arènes, on l'a vu, mais sur le fleuve, dans le ciel étoilé et profond de Séville. Ce matin, on fait les premiers comptes. Pas nous, surtout pas, on attendra le dernier moment, qui est en général le troisième message du banquier sur le répondeur. Non, les autorités font les premiers comptes. Et on annonce déjà 900 millions d'euros générés par les fériantes. On est heureux d'y avoir, même modestement, participé, à travers ce qu'Antoine Blondin appelait les "verres de contact"...
Pour le reste, il semblerait que ce n'est pas la crise pour tout le monde. Le tarmac de l'aéroport de Séville n'a pas pu accueillir tous les jets privés de la clientèle de luxe qui arrivait du monde entier. Les trente places prévues pour l'aviation privée ont vite été pourvues. Et les autres jets ont dû, après avoir déposé leur clientèle dorée, aller se garer sur l'aéroport de Jerez. Il va sans dire que notre solidarité leur est acquise.

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Si c'est nécessaire, on confirmera enfin que la niaise manie de soi-même gagne dangereusement du terrain, même dans les arènes, et que le selfie, infinie soif de son image répétée à l'infini, commence à poser de sérieux problèmes de sécurité publique. Quand on photographie, c'est pour prouver que le monde existe. Quant on fait un selfie, c'est pour se prouver qu'on existe. Les enfants ont ce genre de soucis.

Juste avant le paseo, on apprenait la blessure grave de Rafael Cañada dans les arènes de Valencia. Trois fractures de vertèbres ! L'inquiétude s'apaisa un peu grâce aux nouvelles glanées sur le web, mais on pensa très fort à lui dans les ors de Séville.
Le poids moyen des toros de Miura était cet après-midi de 629 kilos ! Le plus gros, sorti en quatrième position pour Sébastien Castella, en pesait 670 ! Castella est un immense torero, fêté à Madrid et dans toutes les arènes du monde. Pas à Séville, où il vit pourtant depuis plus de vingt ans. La Maestranza a toujours rechigné à se rendre à lui. C'est sûrement une des raisons pour lesquelles il a décidé de ce pari audacieux, généreux, de combattre pour cette fin de feria les toros les plus complexes qui soient. Même si on n'est pas sûr du tout que les sévillans soient sensibles à ce genre de geste...
Le danger si particulier, unique, de cet élevage pas comme les autres flotta en piste jusqu'à la dernière minute. Mais on ne put pas s'empêcher de se demander si, avec quatre-vingt ou cent kilos de moins, les charges n'auraient pas été plus légères.
Le premier, Navajita, petit poignard (déjà quand on arrive au sorteo et qu'on voit le nom du toro, ça vous met en forme) avait, comme souvent les Miura, un petit cul et des épaules larges. Il se battit deux fois au cheval comme un diable noir, mais laissa dans le peto ses infernales forces. Le quatrième, l'obèse du lot, chargeait en hochant très lentement la tête dans la muleta, comme avant ces peluches à l'arrière des limousines familiales... À part les regarder depuis la voiture de derrière, on ne voit pas très bien qu'en faire ! C'est ce que Castella, à tort ou à raison, donna l'impression de se dire.
La tauromachie à mains nues d'Octavio Chacón, très juste devant deux toros faibles et dangereux, n'eût pas la reconnaissance qu'elle méritait : parfois, les nuits les plus noires tardent à mourir... Mais ses demies véroniques, toutes, pèsent leur poids de mine de plomb.
Pepe Moral pense qu'il faut toréer les Miura comme s'ils étaient de n'importe quel autre élevage. Ça lui donne une naïveté qui le sert, lorsque le toro le permet. Il fit jouer la musique au troisième, mais le toro, qui mourut interminablement en longeant au pas la barrière sur un tour presque complet d'arène, lui rappela que malgré l'intérêt que peut présenter une théorie, les toros ne lisent pas les journaux.

Treizième et dernière corrida de la feria de Séville (quatorzième de l'abonnement)
Arènes pleines
37 degrés
Sept toros de Miura (changé le sixième) pour :

Sébastien Castella : Sang séché et or ; silence et silence.
Octavio Chacón : Toblerone et or ; saluts et saluts
Pepe Moral : rouge basque et or ; silence et silence

Sinon : la semaine de la feria n'est pas toujours la plus facile. Pour la gastronomie, beaucoup de chefs de cuisine se font engager à très bon prix dans les casetas privées, et désertent leur restaurant. Pareil pour les musiciens de flamenco, qui vont chercher là-bas les contrats plus juteux. Quand tout sera rentré dans l'ordre (demain), n'oubliez pas qu'une des plus belles expériences de table consiste à aller manger un riz au marché de Triana. Depuis un an, l'Arroceria Criaito (680 70 84 39) propose ce qui se fait de mieux dans le genre. En entrée, on choisira les tortillitas de camaron, certainement parmi les meilleures de la ville.
Sinon, le Mechela, juste derrière les arènes (Pastor y Landero, 20) 955 282 566 sert un tajine de queue de toro aux amandes tout à fait pertinent.
Voilà c'est fini. On rentre. Bien sûr on n'a pas vu le temps passer. On aimerait bien, parfois, que ça ralentisse un peu. Comme un glaçon de Séville.

Jean-Michel Mariou