Fernando Aramburu est un des romanciers espagnols les plus connus. Après l’immense succès de son livre Patria, en 2018, qui décrivait de l’intérieur des familles les ravages du terrorisme basque salué par deux millions de lecteurs, les éditions Actes Sud ont fait paraitre en français, au mois de janvier 2023, son dernier roman, Oiseaux de passage, le monologue désabusé d’un professeur de philosophie madrilène, qui a décidé de mettre fin à ses jours au terme d’une dernière année qui lui servira à vérifier que sa vie est un désastre.
Dans cette scène, le professeur entraine ses élèves dans un débat autour d’une phrase d’Arthur Schopenhauer : « L’homme a fait de la terre un enfer pour les animaux. »
Le débat échappa à mon contrôle quand fut soulevé l’épineux sujet des corridas, que je n’avais pas prévu d’aborder. Il surgit lors d’une de ces interventions. Aussitôt, la classe se divisa en deux fronts inconciliables, celui des opposants aux spectacles taurins était plus nombreux, mais celui de leurs partisans était exalté, agressif, exclusivement composé de garçons. Ils parlaient tous en même temps, parfois sur un ton furieux. Il y eut des accusations mutuelles, on entendit des mots offensants, je fus obligé d’interrompre la discussion et j’ordonnai d’ouvrir le manuel au chapitre que nous avions entamé au cours précédent.
Quelques jours plus tard, la directrice me convoqua dans son bureau. En voyant sa tête, je vis qu’elle était prête à tout sauf à me féliciter. « Asseyez-vous », dit-elle en guise de bonjour, sans même m’accorder l’honneur d’un seul de ses regards. Les parents d’un élève s’étaient plaints de moi, parce que j’avais critiqué la tauromachie dans mes cours. Elle ne mentionnait aucun nom, ni celui de l’élève, ni celui des parents ; mais elle laissa entendre que c’étaient des gens influents. Insinuait-elle que mon poste était en danger ?
« Depuis mon enfance, je suis un passionné de taureaux. Mon père m’a payé pendant des années un abonnement aux arènes de Las Ventas. »
J’avais menti pour me protéger de cette dame qui ne se gênait pas le moins du monde pour montrer le mépris absolu que je lui inspirais.
Mes paroles n’eurent aucun effet sur elle.
« Vous êtes ici pour donner des cours de philosophie, pas pour parler tauromachie avec vos élèves. Sortez, et que cet incident ne se reproduise pas. »
J’acceptai l’humiliation et je quittai son bureau.
Oiseaux de passage, de Fernando Aramburu, p.260-261, éditions Actes Sud, 2023, traduit de l’espagnol par Claude Bleton.