Mont de Marsan, féria de la Madeleine, deux heures du matin. Il fait nuit noire. La fenêtre est ouverte sur l’arrière de l’hôtel. Le vacarme de la fête étouffe le petit jardin sans arbre, pelouse rase et dalles de ciment. Vide. Derrière le mur de droite, il paraît que c’est la maison du maire. On doit dire, je suppose, la maire. La nuit est sans souffle. La piscine scintille. Vert à reflets. Par dessus les maisons, les cris stridents des filles sur les manèges, tournent, prennent de la vitesse et se jettent vers le sol pour repartir dans les nuages. On peut, dans le son et ses nuances, suivre la course des nacelles. On dirait le cri des martinets, au soir tombant, à Lagrasse, par dessus le village. On ne voit pas les gamines, on imagine leurs visages écarquillés sur cette peur minuscule, domestique, commerciale. 12 euros le tour. 6 euros de plus pour repartir avec le dvd de votre visage déformé par la vitesse, les cris, la petite peur. Leur tête.
« Le malheur, c'est que je ne vois pas mon visage - ou, du moins, pas d'abord. Je le porte en avant de moi comme une confidence que j'ignore et ce sont, au contraire, les autres visages qui m'apprennent le mien. » J’ai retrouvé la semaine dernière, en rangeant mon bureau, ce texte inédit de Jean-Paul Sartre que publièrent voici quelques années les Cahiers d’études Lévinassiennes. Je l’ai relu une fois de plus, enchanté par cette phrase et par cette idée de « confidence que j’ignore »…
Elle m’est revenue, cette phrase, mercredi soir, pendant la première corrida de la féria. J’avais devant moi, très près dans le callejon, le visage fermé, gris, impassible, de Miguel Angel Perera. Rien à voir avec le vrai gris de la peur, quand on attend que le toro sorte, et que chacun remonte en soi vers sa propre folie, celle qui vous permet de faire des choses aussi déraisonnables. La peur alors efface les couleurs, les nuances de la chair. Comme si elle la préparait au dernier des voyages. Le visage de Perera, qui pensait qu’on aurait dû lui concéder une oreille malgré une épée de bas honneur, ce visage sans le savoir s’absentait aux autres, leur refusait la moindre ouverture, le plus petit chemin, ce visage disait la colère et le mépris. On baissait les yeux devant tant d’orage. Perera ne supporte plus les contradictions houleuses du public, la juste obstination de la Présidence. Il ne supporte pas d’être là, soi-disant incompris et trompé.
Miguel Angel Perera n’est pas dans sa meilleure année, qui a raté les deux grands rendez-vous de Madrid, et qui distille depuis dans la presse des déclarations pleines de fiel. La semaine dernière, à Santander, à propos d’un Président qui lui a refusé la queue d’un toro, il a dit : « Pour ce qui est de se faire voler des choses, on en a assez avec les gens de Podemos !... » Miguel Angel Perera n’est pas spécialement un type de gauche. Et son visage affiche souvent le dédain des autres. Le problème, c’est que quand on est torero, ça revient à se détester soi-même…
Le visage de Juan José Padilla, lui, est désormais tout entier composé autour de son œil absent, de l’impeccable cache en kevlar noir qu’il fixe autour du plancher orbital massacré par la corne d’un toro, en 2012, dans les arènes de Saragosse. (voir chiasme)
L’an passé, l’empresa de Jerez de la Frontera avait choisi pour l’affiche de sa féria cet extraordinaire cliché : le moment où le torero enfonce sa montera sur la tête, le moment où il essaye de faire disparaître son visage en l’enfouissant au plus profond du couvre-chef.
« Le monde comme montera » écrivait José Bergamin. Le monde comme instrument de disparition.
Bergamin se laissait parfois photographier sans se laisser voir… Il existe de lui plusieurs photos sur lesquelles il se masque en partie le visage de ses mains, comme si, au dernier moment, il se rendait compte qu’il s’apprêtait à laisser voir malgré lui « la confidence qu’il ignorait »
Samedi après-midi, pendant la corrida, Rafaelillo vient parler avec nous. Il sort d’un combat héroïque avec un toro de Cebada Gago assassin, qui ne lui laissa aucun répit. Rafael parle du toro. Il fait une analyse technique, raconte là où il fallait mettre la muleta, comment il fallait appeler le fauve. Tout ça est très intéressant. Mais son visage raconte tout autre chose. Son visage est transparent, piqué de petites gouttes de sang séché. Il parle posément, mais ses yeux sont ceux d’un dément qui vient de se pencher sur un gouffre sans fond. Il dit que sur la corne gauche, ça pouvait aller, mais il lance sans s’en rendre compte des coups d’œil rapides dans tous les sens, à droite, à gauche, comme pour vérifier que ce cauchemar est bien derrière lui. Son visage nous fait la confidence de la peur.
Lorsque Rafaelillo essaye de redevenir propriétaire de ses confidences, il « organise » son propre visage : ainsi la semaine passée sur la couverture de l’hebdomadaire Applausos, où il pose avec Manuel Escribano en guerriers indiens : les deux hommes affrontent cet après-midi à Valencia, dans un mano a mano très attendu, six toros du redouté élevage de Miura. Maitriser son inquiétude : peindre sur son visage la détermination d’aller à la guerre, avec les deux couleurs verte et rouge de la devise des Miura, tracées sur la figure…
Et qu’est-ce qu’il dirait, Sartre, de cette folle traque de son propre visage que nos générations ont installée comme représentation du monde ? On appelle ça un selfie. On prétendait, en d’autre temps, que ça pouvait rendre sourd.
Il dirait quoi de cette société narcissique qui impose son propre visage à la moindre image du monde ? Surtout rien du monde devant quoi je ne sois pas.
L’acmé de cette autocélébration planétaire a été me semble-t-il atteinte l’année dernière, un des matins du mois de juillet, pendant la féria de San Fermin à Pampelune, lors du traditionnel encierro. Un type court devant les toros, au milieu de la foule et, le téléphone au bout de son bras tendu, il se photographie, courant devant les toros, au milieu de la foule. Le selfie le plus con de la terre.
Car on a toujours le visage que l’on mérite…