Chaque jeudi, traditionnellement, c’est marché aux puces calle Féria. D’ailleurs, on appelle ça le Jueves… Un énorme bazar d’à-peu-près qui ne s’est toujours pas, Dieu merci, adapté à l’époque. Les petits voleurs côtoient les demi-antiquaires et les sdf venus là troquer quelques rebuts de poubelles. Il y a aussi des collectionneurs d’images, photos, cartes postales, écussons de clubs de foot, affiches de cinéma. Vous trouverez toujours quelqu’un pour vous dire que c’était mieux avant, mais au coup d’œil, depuis quarante ans, si l’on excepte la semi-piétonisation des lieux, rien n’a changé. L’endroit, un entrelacement de petites rues, est très agréable dans la fraîcheur des matins. En 1892, l’immense torero Juan Belmonte naquit à quelques mètres à peine, au numéro 72 de la calle Ancha, un recoin de Féria. Ça pose son quartier.
Mais bien évidemment, ce matin, pas de Jueves. Car à dix-huit heures sortira de la petite église de Montesión, la procession de la confrérie de « La prière sacrée de notre Seigneur Jésus Christ dans le jardin, et la très Sainte Marie du Rosaire en ses douleurs mystérieuses »… Le premier paso représente le Christ (sculpté par le célèbre Pedro Roldán en 1675) dans un jardin couvert de fleurs, recevant à l’ombre d’un olivier la visite d’un ange (Vas-y, pose toi, tu prends quelque chose ?). La chapelle, construite en 1577 en face de la petite place de Montesión, a été saccagée en 1936 au début de la Guerre Civile. On ne savait pas encore que près de quatre-vingt dix ans plus tard, l’impact économique de la Semaine Sainte serait à Séville de plus de quatre cent millions d’euros…
Depuis neuf heures ce matin, les fidèles se pressent pour voir les pasos dans l’église, avant leur sortie. Puis les mille pénitents prendront place – aube beige et blanche, cagoule de velours noir – chacun dans leur section, et la longue marche vers la Cathédrale démarrera. Retour en pleine nuit, sept heures et demie plus tard.
Bien
Hier, la Vierge de l’hermandad de la Sed - Sainte Marie de Consolation – avait retrouvé son petit bateau. La Vierge de cette confrérie très récente – elle a été fondée en 1969 dans le quartier de Nervión, et porte ce nom (la soif) car le Christ est représenté sur le premier paso au moment où il crie « J’ai soif » – a toujours tenu dans sa main droite un petit bateau dont le mât est en forme de croix et dont les voiles figurent les linges du Christ. Volé en 2020 dans les locaux de l’Hermandad, le petit bateau a été retrouvé par la police il y a quelques mois à peine dans un village de la région. Ainsi tient-on chaque jour dans les journaux la chronique de ce qui change, disparaît ou revient. Tel manteau, entièrement rebrodé, tel étendard offert par des fidèles, et hier le bateau de la Soif qui a repris sa place dans la main qui console. Il faut que chaque jour de minuscules choses changent, pour que rien ne change…
Très bien
Les pires traditions, ce sont celles que l’on s’invente soi-même. Ainsi cette habitude que l’on avait, chaque mercredi soir de la grande semaine, avant la peste, de retrouver la Vierge de San Bernardo sur le pont de la Puerta de la carne, au moment où elle s’arrête à hauteur de la caserne des pompiers pour les saluer. Après l’interruption pandémique, on avait hâte, bien sûr, de vérifier qu’au moins du côté de ces plaisirs, rien n’avait changé. On s’est donc retrouvé hier vers dix heures du soir sur le pont, dans l’obscurité, au milieu de milliers de personnes qui patientaient là pour les mêmes raisons. En se tournant en direction de Santa Maria la Blanca, on contemplait près d’un km de pénitents sur deux files, et autant de cierges qui tremblotaient dans le noir. La Cruz de Guía venait de passer. Au dessus du pont, les pompiers déploient une grande échelle mécanique, et dans une nacelle tout en haut, un soldat coiffé d'un casque en miroir doré s'accroche sur un projecteur encore éteint. Le pont est dans le noir complet.
Mais comment fait-on pour toujours tomber au hasard, dans le coin où l’on se coince enfin, sur ce gamin hystérique qui va sauter en hurlant dans sa poussette pendant plus d’une heure ? La mère semble avoir abandonné la lutte depuis un moment, quant au père, il n'a pas l'air de s'en être jamais soucié.
Il faut donc attendre. Longtemps. Notre voisine joue aux échecs sur son téléphone portable. Deux gamines s’embrassent à pleine bouche, le couple de retraités regarde ailleurs. Derrière nous, un groupe de jeunes discute bruyamment. On attendra finalement deux heures pour voir enfin la Vierge passer. Deux heures à piétiner debout dans le noir. Et on se demandera, pour la première fois de notre existence, si c’est bien raisonnable, et si on fera ça encore longtemps… Bref, les genoux douloureux, les jarrets en bois, on l’a finalement vu arriver, s’arrêter à côté de nous à hauteur de la caserne, se tourner vers elle en dansant, recevoir l’hommage des pompiers à grandes poignées de pétales de roses blanches jetées sur le palio, puis repartir vers San Bernardo, le quartier des toreros, d’où elle était sortie en tout début d’après-midi.
Pas bien
On n’appelle plus ça « les chaises des chinois », puisque maintenant, elles sont vendues partout. Avant, seuls les bazars chinois en proposaient. Des minuscules chaises pliantes qui permettent d’attendre des heures sans fondre sur place. Pratique, mais très mal vu par les sévillans de stricte observance. Elles troublent les habitudes, défigurent les attroupements et peuvent, dans le noir, être dangereuses. Le journaliste Juan Parejo signe ce matin dans le Diario de Sevilla un violent article contre cette nouvelle mode, « ce cholestérol de la semaine sainte 2023… » Il regrette surtout que ce soit les jeunes qui propagent ainsi le phénomène : « Le modus operandi c’est de se planter plusieurs heures avant dans un endroit stratégique – comme hier à la Côte du Bacalao ou dans la rue Orfila – de sortir les sandwiches, les canettes et les pipas, et c’est parti ! Si quelqu’un veut passer, pas question ! » Avec toutes les conneries que j’ai faites dans ma jeunesse, j’ai toujours un peu de mal avec ce genre de ronchonnements. Mais là où Parejo a raison, c’est quand il explique que la Semaine Sainte, c’est le contraire de l’immobilité, qu’il faut courir les rues après les processions, que le bonheur c’est d’essayer de se rendre d’un point à un autre alors que c’est impossible, quand la plupart des rues sont bloquées, et que c’est dans ces errances compliquées que l’on fait les plus belles rencontres, que l’on découvre des rues, des maisons, des bars que l’on ignorait. Que l’on trouve les meilleurs endroits, les lumières et les angles pour voir tel ou tel paso. Hier par exemple, en bataillant pour rejoindre la Puerta Carmona, on a pu voir la procession du Carmen tourner deux fois en trente mètres. On s’est même trouvé coincé par la manœuvre, le nez sur le bois sculpté du paso du Christ, quand par trois fois Pierre refuse de le reconnaître. Moment ! Que jamais l’on aurait imaginé, le cul coincé sur une chaise pliante, quelque part sur le chemin. Comme dit Parejo, « Ces chaises pliantes, elles ne servent qu’à ne pas se perdre… »
Pas bien
Dans le centre ville de Séville, une centaine de caméras haute définition sont chargées de détecter les mouvements et les individus suspects. Le centre de contrôle est installé dans la Mairie, d’où l’on pilote aussi des drones qui survolent les principales artères. Enfin, une brigade spéciale étudie sur les réseaux sociaux les publications qui pourraient annoncer des problèmes.
Pour la journée de mardi, le système du circuit de caméras a analysé 336 520 mouvements de personnes. La seule question que je me pose, c’est qu’est-ce qu’ils ont bien pu penser de ce vieux qui rentrait en boitant, cette nuit, en s’arrêtant sur chaque banc qu’il trouvait, incapable de supporter les fatigues qui, il y a quelques années encore, constituaient l’ordinaire de ses nuits sévillanes…
Menú del día
On choisira la mi-journée de s’installer sur la petite place de la rue Daoíz, à la terrasse du Café Santa Marta. Installé dans le coin du passage des Azahares, où l’on trouve aussi une petite pâtisserie qui vend des torijas superbes – la torija est le délicieux biscuit traditionnel de la semaine Sainte, une grosse biscotte baignée dans le miel et la cannelle – le Santa Marta propose une carte très traditionnelle dans laquelle on privilégiera le poulet frit à l’ail et les œufs brouillés maison (revueltos) savoureux et généreusement servis. Le patron est bourru mais très attentif, et la terrasse précieuse.