Constitution

Journal de Séville, vendredi 7 avril

Mais quelle ville pourrait supporter ça ? Pendant une semaine, tout le centre bouleversé plusieurs fois par jour ! A la mi-journée sur les boulevards extérieurs, on ferme les accès par toutes les portes, avec interdiction pour les véhicules de rentrer. Chaque jour, à la même heure, on déploie des milliers de chaises rangées le long de la « route officielle », qui part de La Campana et va jusqu’à la cathédrale. A savoir la Plaza del Duque, Sierpes, plaza de San Francisco, avenue de la Constitution, chaque recoin rempli d’estrades et de chaises, avec au milieu un passage – trois mètres de large – pour que se faufilent les pénitents et leurs invraisemblables chars de deux tonnes portés à l’épaule par une bande de costauds des Batignolles andalous. Et dans la nuit, dès que le dernier est passé, on replie tout ça, très soigneusement, pour laisser la place aux services de nettoyage et dès le matin suivant aux chalands et à la pratique. Et vers midi, on remet ça ! Pendant sept jours de suite. On essaye d’imaginer ce que ça pourrait donner à Paris, Toulouse ou Carcassonne. Une émeute, sûrement, dès le premier jour…

Disons qu’ici, en ce vendredi soir, on a à peu près passé la folie la plus pure… La première procession de cette séquence extrême, la procession des Cigarreras (La fabrique de tabac, Carmen, Don José, tout le tintouin…) est sorti hier jeudi à 14 heures 30. Mais vingt processions différentes se sont ensuite succédées, sans interruption, jusqu’à maintenant !

Sept confréries pour la journée de jeudi, six à l’aube de ce vendredi, parmi les plus importantes – on appelle ça la Madrugada, et on y croise la Macarena, le Gran Poder, les Gitans, l’Esperanza Triana – et sept encore dans l’après-midi ! C’est le marathon annuel du jeudi et vendredi saints. Là où la nuit est la plus courte, et les journées les plus longues. Ce n’est pas forcément ce qu’on préfère de la Semaine Sainte. Car c’est là que se nichent parfois les dévotions idolâtres qui ne tolèrent pas d’autres approches qu’un abandon fanatique ; La Macarena par exemple suscite, surtout chez ceux qui la connaissent mal – et en premier lieu les français qui l’adorent parce que les sévillans l’adorent – des emportements aveugles. Bien sûr elle a sur sa poitrine des émeraudes vertes offertes par le grand torero Joselito El Gallo qui les lui avaient acheté à Paris. Mais essayez de glisser dans la conversation qu’elle défile aussi avec une ceinture de gala offerte par un des plus grands fils de pute que Séville ait connu, le boucher Queipo de Llano, qui réduisit la ville en massacrant plus de trois mille personnes à la fin de l’année 1936, et dont la dépouille, enterrée dans la propre basilique de la Macarena, n’en a été retirée et transférée que le 3 novembre 2022 en application de la nouvelle loi de la Mémoire Démocratique !... Ça fait six mois, pas plus ! Allez voir sur YouTube, puisque désormais c’est là que notre mémoire habite, les vidéos du transfert des restes du grand homme, de nuit, sous les applaudissements de quelques nostalgiques. Ça fait froid dans le dos. Et quand vous vous dites que cet homme a présidé cette procession chaque année pendant qu’il était à Séville, vous avez envie d’aller plutôt suivre l’hermandad des gitans, qu’il a fait massacré en grand nombre à Triana...

Le Christ de la Cinquième Angoisse à la sortie de l'arc du Postigo

Le Christ de la Cinquième Angoisse à la sortie de l'arc du Postigo

 

Bien

Quelques images : le Christ de la Quinta Angustia, et sa descente de croix chancelante, au passage sombre sous l’arc du Postigo, dans un silence de funérailles. On a fini par entrer, au bout de cinq jours, dans la nuit du deuil.

Le manteau doré de la Vierge de Montesión, sous la douce musique des fifres de la musique de la Croix Rouge, lorsque dans la minuscule rue Sor Angela de la Cruz, lorsqu’elle se tourne à petits pas vers le lourd portail de la chapelle où le corps de la Sainte (embaumé dans son cercueil de verre, avec une verrue sur la joue gauche, juste au dessus de la commissure des lèvres, comme la représentent toutes les images) repose. Le portail s’ouvre, et résonnent les voix des bonnes sœurs, cachées au fond du porche, qui lui chantent un chant d’espérance.

Le coup du lavabo. On est là, derrière un paso, enfermé dans une foule impénétrable, totalement écrasé par mille dos, mille poitrines, on se dit que jamais on ne pourra sortir de là (on a aussi parfois une fugace pensée pour le virus, alors un léger frisson, qui n’est pas un symptôme, descend le long de votre dos). Et puis la dernière musique s’éteint, le paso s’éloigne un peu, et par un côté que l’on attendait pas, la foule commence à s’écouler lentement comme un courant qui se dessine dans la mer à l’entrée d’une jetée, comme un ruisseau qui s’accélère, grandit, et deux minutes plus tard, on se retrouve doucement rejeté sur une plage, un trottoir, et tout va bien.

Les cierges de la Macarena, vers dix heures du matin, quand elle tourne dans la calle Feria, devant le nouveau Carrefour Express (et qu’on ne voit plus sa ceinture). Les cierges couverts de longues stalactites de cire tremblées, dentelles et festons déposés là depuis l’aube par le branle et les trépidations du lourd paso sur l’épaule des hommes.

La Esperanza de Triana regagnant son quartier sur le pont du Guadalquivir, dans le grand soleil, sous les yeux de la dizaine de kayakistes immobiles, plus bas sur le fleuve, tout le temps de la traversée.

La rentrée des Gitans, en leur nouveau temple de la rue Veronica. On est passé par la calle Sol pour couper à travers le parking et ressortir juste devant l’église, comme on fait d'habitude, comme des petits malins qui évitent la foule. Mais voilà, le parking est en travaux, barré par des grillages et des bâches. Ça fait rien, on l’a vue par dessus.

La Vierge des gitans rentre en son temple

La Vierge des gitans rentre en son temple

A côté de moi, une jeune fille regarde la procession en se protégeant du soleil avec un livre. Évidemment, la curiosité est trop forte. Le livre est un album féministe, Las Poderosas, consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes. Belle image, et belle réponse à ceux qui pensent que ces moments sont hors du temps et de la politique. Pendant le défilé des Vierges, la lutte continue.

Las Poderosas large

 

Bien

Et il faut dire un mot de la musique ! Depuis dimanche, on est épaté par la qualité et la force des musiques de gloire qui retentissent pendant les processions. On n’avait pas le souvenir que c’était à ce point de perfection et de sentiment. Forcément, une formation de cinquante trompettes et tambours, ça paraît un peu limité pour envoyer de la nuance. Détrompons nous. On suppose que ces années d’interruption ont été mises à profit à force de répétitions et de travail, mais surtout qu’une nouvelle génération de musiciens est venue relever le niveau. La preuve ? Certains vieux sévillans auprès desquels on s’en ouvre râlent, ils trouvent que rien ne va plus, qu’on a introduit de nouvelles compositions et que ça, ça ne va pas, qu’on devrait s’en tenir aux classiques, Amargura, Fuente de la Salud ou Coronacion de la Macarena. C’est toujours bon signe quand ceux-là tordent le nez. Si la musique est une des principales forces de cette Semaine Sainte, on peut dire que, vu ce qui se passe, on est repartis pour quelques belles années…

Tuba San Roman

Bien

Pour rentrer, on fait un détour de plus. Sur la place San Roman, on croise un tubiste solitaire. A-t-il perdu sa bande ? A-t-il été viré pour fausse note ? Il s’appuie négligemment sur son instrument, en contemplant l’église d’où, pendant des années en attendant la construction de son propre temple, le Christ des Gitans sortait, à l’aube, dans l’incroyable dévotion de son hermandad. La sortie était toujours un moment rare : le paso du Christ étant plus haut, de quelques centimètres, que le porche de San Roman, les costaleros étaient obligés de se mettre à genoux au moment de passer dessous. Et en rampant, centimètre après centimètre, ils sortaient Manué, comme le nomment les gitans, jusqu’à la place. Un jour, j'avais discuté chez Paula avec un de ces porteurs, et je lui avais demandé si ce n'était pas trop dur. Il m'avait répondu : "Pas du tout ! Bien sûr, c'est très douloureux, on finit avec les genoux en sang... Mais on se régale, c'est merveilleux !"

C’était aussi la grande nuit du bar El Une de San Roman, dans lequel régnait Paula sa femme Maria et son perroquet dont j'ai oublié le nom. C’est ici que l’on a mangé les tripes les plus succulentes de la ville, la queue de toro crémeuse, la délicieuse soupe de garbanzos dans laquelle il y avait plus de ard que de pois chiches… C’est là aussi que Manolo Caracol, un des plus grands chanteurs de flamenco de tous les temps, vint chanter pour le Christ des gitans, le jour où on l’installa dans cette église.

El Uno

Caracol Uno

Quand on passait une partie de l’année dans la rue Doña Maria Coronel, juste derrière, Paula, un homme de peu de bruit, me revendait en douce des petits cubitainers de vin rouge. Il avait déjà un âge avancé – sûrement le mien aujourd’hui ? – quand il est parti à la retraite sur ses terres originelles de Lébrija, bien avant le covid. Je crains qu’il soit, depuis, parti plus loin, sur d’autres terres où paraît-il, la queue de toro mijote éternellement.

 

Très bien

Le Monde des Livres, lu sur la tablette, consacre un article à la biographie qu’un jeune impétrant vient de consacrer à Georges Lambrichs. Quand on est comme moi passionné par la figure de l’éditeur, le vrai, Lambrichs, qui était aussi écrivain et critique, reste un mystère jubilatoire. Il adorait trouver de nouveaux auteurs. Travailler sur un manuscrit ou assurer la promotion d’un livre l’intéressait beaucoup moins. A Bernard Pivot qui, à l’époque des grandes années d’Apostrophes, lui demandait un jour au hasard d’une rencontre : « Qu’est-ce que tu publies en ce moment comme livres ? » il répondit : « T’as qu’à les lire… »

L’auteur de l’article termine ainsi : « Son contrat prévoyait qu’il consacre à Gallimard "le meilleur de son temps". Il lui a donné bien d’avantage. Jusqu’au jour où, juste après la mort de son frère jumeau, il a soudain perdu la vue. »

Les jumeaux sont comme ça : ils ont toujours quelque chose à nous apprendre. (Le Chemin continue, de Arnaud Villanova, Gallimard.)

 

Ajo Blanco

Menú del día

Le vendredi saint est un des jours les plus compliqués pour les gourmands. Beaucoup de bars sont fermés, épuisés – personnel et provisions – par une longue semaine où tout le monde se lâche. Les restaurants encore ouverts sont pris d’assaut, et ceux qui n’ont pas réservé depuis déjà plusieurs jours risquent d’avoir à se contenter d’une pizza achetée dans un de ces postes tragiques qui ont fleuri dans le centre et devant lesquels, toute la semaine, de longues files se tenaient.

Dans ces cas-là, il faut bien sortir les adresses secrètes, celles qu’on se garde pour les cas d’urgence. En face de Santa Catalina, dans la petite rue Alhondiga, au numéro 19, on rendra visite au minuscule bar El Ajo Blanco. Et on commandera, d’entrée, un plat du même nom. L’Ajo Blanco est un succulent consommé d’amandes aux raisins. La recette est tout à fait simple : on mixe le plus finement possible un paquet d’amandes. On obtiendra une poudre marron clair, que l’on délaiera dans de l’eau. Curieusement, m'explique le patron, l’eau aura pour effet de blanchir totalement l'appareil. A quoi l’on ajoutera de l’huile d’olive, un trait de vinaigre, et quelques grains de raisin coupés en deux. Servir frais, au sortir d’une Madrugada bien remplie.

Après ce petit potage, et même si l’on a pas faim, on goûtera sans faute les tortillitas de bacalao, des beignets de morue frits qui ressemblent à des péchés joufflus.

Amen