C’est toujours une belle journée que celle du dimanche de Résurrection. Surtout parce qu’en fin d’après-midi commence la grande saison des corridas dans une des plus belles arènes du monde, la Maestranza de cavalerie de Séville. Jusqu’aux années soixante, la date était réservée à des affiches plutôt ordinaires. Mais à l’avènement de Curro Romero, le patron des arènes d’alors, Diodoro Canorea, comprit qu’il pouvait y installer des cartels de luxe, et faire du dimanche de Pâques un rendez-vous incontournable pour tous les sévillans. Ainsi, depuis plus de cinquante ans, l’ouverture de la saison sévillane est l’occasion de présenter ce que l’on pense se faire de mieux dans les ruedos.
Avant cela, la seule confrérie du dimanche, celle du Ressuscité, aura traversé la ville une dernière fois. Dans l’indifférence presque générale. Les chaises ont été repliées, les estrades de la télévision démontées, on a enlevé toutes les barrières qui condamnaient les rues du centre ville, et seuls quelques poignées de curieux regardent passer ce Christ et sa mère, ravie d’avoir retrouvé son fiston. C’est un des paradoxes les plus étranges de la Semaine Sainte à Séville. Si l’on a bien compris, la religion catholique est quand même basée sur le grand mystère de la Résurrection. Mais ça n’a pas l’air ici d’intéresser grand monde. Pour les sévillans, l’apogée de la grande semaine, c’est sans discussion aucune la nuit du jeudi au vendredi. La Madrugada, au cours de laquelle le Christ meurt sur la croix. Douleurs et mantilles noires. Ainsi le samedi soir, quand ils ont bien raccompagné la Vierge de la Soledad de San Lorenzo en son temple, un peu après minuit, ils se saluent avec effusion et rentrent chez eux. La Semaine Sainte est terminée…
Pour les chrétiens, elle ne fait pourtant que commencer. Et s’il était question cette année de célébrer en grand le retour de la foi chrétienne et de ses offices dans la belle ville de Séville, il y a 775 ans, la logique aurait voulu que ce soit autour du Ressuscité que soit organisée l’extraordinaire procession. Une Résurrection Grande ! Au lieu de quoi les sévillans ont préféré inventer un enterrement gigantesque !... Je crois que c’est clair, comme disait l’autre.
Bien
Le Santo Entierro Grande s’est donc passé hier samedi sans incident notable, créant ici ou là des images inédites, parfois très spectaculaires. On put ainsi voir défiler quinze pasos qui racontaient, dans l’ordre chronologique et grandeur nature, l’aventure du Christ le jour de son oblation. La prière dans le jardin, le baiser de Judas, Jésus devant Caifás (Joëlle : « On pourra pas dire qu’ils ont pas tout fait pour le convaincre !... »), le Couronnement d’épines, la Sentence… Jusqu’aux Trois Chutes, la Conversion du bon larron, le Calvaire et la Descente de croix, c’est une bande dessinée sacrée en 3D, avec musiques et parfums d’encens que le défilé nous a proposé. La seule chose qui sauvait ça de Disneyland, c’était la foule, et son envie d’être ensemble avec la plus grande des simplicités, pour partager les mystérieux symboles.
Deux ans de pandémie, puis l’an dernier une semaine bouleversée par la pluie, et ce sont des millions de personnes qui se sont retrouvées depuis huit jours. Une fréquentation qui restera comme la plus importante de toute l’histoire. Difficile alors de se réapproprier les petits coins favoris que l’on partageait d’habitude avec un nombre limité de gens… Et s’épaississait le casse-tête des itinéraires pour aller d’une procession à l’autre. Alors on a dû s’adapter, et comme on est désormais résolument de son temps, on a téléchargé l’application « Guia Semana Santa Sevilla », qui vous indique en temps réel où se trouvent les processions et les pasos, grâce à des GPS fixés sous les cierges et les fleurs…
Très fin
A la télévision locale Sevilla 101, les retransmissions en direct des processions étaient sponsorisées par l’entreprise Anticimex, spécialisée dans « l’Hygiène environnementale et la désinfection ». Les images de la publicité expliquaient comment lutter contre les attaques de termites et de vers qui menacent les statues en bois de la vierge ou les pasos de processions…
Muy bien
Hier soir, la multiplication des processions a fait que, pour une fois, on a raté la rentrée de la Soledad sur la place du Gran Poder. On en reçoit, par sms au milieu de la nuit, le récit délicieux par l’ami Marc Voinchet, le directeur de France Musique, grand aficionado de la semaine sainte qui, lui, a réussi à se faufiler sur la place.
« Plaza San Lorenzo, au moment où la Soledad apparaît, l'éclairage public s'éteint et le silence est total. Montent alors les cris d'un bébé, en même temps qu'une saeta, et la recouvrent presque. Malaise perceptible de l'assistance qui ne manifeste rien, à part une sorte d'agacement silencieux. Le bébé crie pendant au moins trois minutes, puis plus rien. Les saetas remplissent désormais tout l'espace. La cérémonie se poursuit dans un recueillement retrouvé, et la foule est concentrée, regardant cette vierge qui rentre à l'envers en pleurant. On en a même oublié le bébé bruyant. L'enfant a du être étouffé en silence, mais pour la bonne cause. On ne dérange pas la Soledad. »
Bien ?
Sur la place Escuelas Pias, au dessus du porche d’entrée d’un ancien monastère, on aperçoit un étrange fer, un S barré d’un clou…
Renseignement pris, il s’agit du signe des esclaves, que l’on marquait à ce fer lorsqu’ils arrivaient du Nouveau Monde dans les cales des nouveaux maîtres. L’histoire est connue, mais ça reste un beau mystère. Comment une poignée de soldats (200 ? 300 ?), même mieux armés, parvinrent à réduire un continent entier, en montant les tribus les unes contre les autres. Dès que Romain Bertrand ou Antoine Lilti (dont le formidable cours du Collège de France, cette année, est consacré à l’arrivée des explorateurs européens en Polynésie) ont trois minutes, je suis preneur. C’est moi qui offre le café…
Ce signe donc, qui signifie « s clave » (s clou), esclave donc, que fait-il sur le porche d’un monastère ? C’était tout simplement la proclamation d’une soumission à la foi, « esclave de Dieu ». Les autres, les vrais, ne faisaient pas tant de manières...
Pas bien
Séville est essentiellement une ville où l'on arrive, ou dont on repart. La preuve ? Quand la malchance vous fait rencontrer un français, il vous pose toujours deux questions : Tu es arrivé quand ? et Quand est-ce que tu repars ? L’étrange conséquence de cette singularité, c’est que l’on croise dans n’importe quel endroit de la ville, à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit, de bruyants tireurs de valises à roulettes qui rebondissent sur les petits pavés. Mention spéciale à ces deux japonaises péniblement croisées pendant la nuit de la Madruga, vers deux heures du matin, bloquées dans la foule du côté de la Casa Pilata, avec chacune à la main une énorme valise à roulette de couleurs vives, et au fond des yeux une grande confusion de sentiments, qui allaient de « Qu’est-ce que c’est que ces barjots ? » à « Mais quelle idée on a eu de venir ici ? » Bon courage à tous.
Or donc
La grande corrida du dimanche de Résurrection a réuni comme prévu les trois toreros les plus attendus du moment, le sévillan Morante de la Puebla, le madrilène Julian Lopez El Juli, et le péruvien Roca Rey, devant les toros de Nuñez del Cuvillo. Comme prévu, l’arène était pleine comme un œuf de Pâques, plus une seule place à la revente (à la taquilla, c’était déjà plié depuis une dizaine de jours !) et devant chacune des entrées, des militants de Vox, le parti d’extrême droite machiste et bas du casque que soutient Morante, distribuaient des éventails publicitaires.
Il y avait aussi, devant l’entrée principale, des caméras de télévision qui traquaient les célébrités, des quinquagénaires vêtus comme les réclames des tailleurs des années 50, ou de jeunes starlettes habillées comme Marlène Schiappa dans les revues pour homme. Le tout Séville était de sortie, comme le soleil, et l’on s’attendait à une après-midi de luxe. Raté.
Les quatre premiers toros, pourtant magnifiquement présentés, se trainaient comme des ivrognes au petit matin. Pas de force, pas de caste. Juste une noblesse vide. Ce furent quatre toros de silence. Et le silence, après la Soledad, c'est encore de la solitude.
Il fallut attendre le cinquième, juste quand on commençait à ne plus y croire. Le second adversaire du Juli était un toro noir plus ramassé, qui frémissait de fureur combattante et rentrait en fulminant dans les toiles. Le Juli l'a d’abord mis dans sa muleta, malgré ses envies d’en déborder, puis il l’a retenu de son poignet d’acier, en lui imposant des courbes et des retours dont le toro ne voulait pas, et enfin il fit de chaque série une histoire plus lente, plus maîtrisée. Grand coup d'épée. 2 oreilles. Merci.
Menú del día
Dans la calle Amparo, tout près de la place San Juan de la Palma, on note la présence d’un petit restaurant au nom mystérieux, La Casa del tigre. On trouvait là jusqu’il y a peu un atelier de bois chantournés et dorés pour des cadres de tableaux ou de miroirs. C’est aujourd’hui un restaurant, et il s’appelle la maison du tigre car dans les années soixante-dix, vivait ici le directeur du zoo de Séville, qui avait ramené chez lui un tigre adulte qui lui servait d’animal de compagnie, qu’on apercevait souvent dans la journée sur le balcon…
Aujourd’hui, la carte est courte, mais très inventive, on y trouve un hot-dog de maigre (le poisson), une salade de merlu aux cornichons ou un taco de puchero, cette délicieuse viande de pot-au-feu confit. Pas de terrasse, mais deux salles très accueillantes. Ouvert du mercredi au dimanche midi.
On va, dans les jours qui viennent, travailler un peu. On est aussi venu pour ça. Le campo appelle, et les questions qui le hantent. On lira peut-être un jour le résultat de tout ça ailleurs, dans un livre. Bref, ce journal s’interrompt jusqu’au début des corridas de la féria, dans une dizaine de jours.
Amen donc. Et merci à tous.