Il faudrait inventer un mot. Comment désigner un samedi qui en fait, serait fondamentalement un lundi ?... Serions-nous aujourd’hui le samundi 22 avril ?… Pour la deuxième année consécutive, le lunes de pescaíto, le lundi des petits poissons frits, qui traditionnellement marquait, avec l’illumination de la Porte d’entrée du campo férial, le début officiel de la féria de Séville, est avancé de deux jours, jusqu’à la soirée du samedi, pour pouvoir profiter du week-end tout entier. On s’adapte, parce que c’est bon pour le commerce. Va donc pour ce sabado de pescaíto, qui ouvre cette semaine de toutes les fêtes.
Pour tout ce qui concerne l’histoire et les pratiques de cette « fête populaire à guichets fermés », on lira avec profit l’étude passionnante d’Hélène Combes qui en 2021, lui a consacré un travail très original, que l’on trouvera en cliquant sur ce lien.
La féria, c’est d’abord une immense ville éphémère composée de mille cinquante deux tentes multicolores installées sur un terrain vague de 450 000 m2 derrière le quartier de Los Remedios, sur l’autre rive du Guadalquivir. On s’y rend en bus, en taxi, en calèche, et on y pénètre par une porte monumentale créée chaque année à partir d’un thème. Cette année, elle s’inspire semble-t-il de la célèbre Plaza de España et de l’ancien théâtre Coliseo.
Aller à la féria, c’est donc d’abord quitter la ville pour aller se faire voir par ses habitants. Car depuis 1847, où la féria a été créée pour faciliter le commerce du bétail, elle s’est transformée dans les années modernes en un lieu de fête et de représentation. Dans cette ville éphémère de toiles rayées de couleurs vives, on vient, comme aurait dit Lacan, pour voir, pour se voir et pour être vu. Avec comme certitude que c’est ici, à Séville, que le monde a son centre. « Lui, c’était un sévillan net, écrivait Chaves Nogales d’un de ses personnages. Un de ceux pour lesquels il n’existe rien dans le monde de comparable à sa Séville. »
Cet amour sans raison ni limite pour la ville et ses topiques, il s’exprime d’abord dans des chansons populaires au rythme de sévillanes qui, à partir d’un corpus littéraire assez réduit (« Séville est la plus belle ville du monde, Triana le quartier le plus beau, la calle Bétis la rue la plus formidable, et pourquoi je te mentirais quand je te dis que je t’aime ? ») et d’une mécanique musicale immuable, s’enrichissent pourtant chaque année de dizaines de nouvelles créations, portées par des groupes et des chanteurs très renommés.
Ce matin à 11 heures, sous les parasols futuristes de la Place d’Encarnación, se tenait un grand concert de sévillanes organisé par Radiolé. Les artistes les plus populaires sont venus présenter leur création de l’année à un public de trois mille retraités conquis et enthousiastes. Les gens dansaient au milieu des travées, chantaient avec les artistes, tapaient dans leurs mains, et l’ambiance était incroyablement chaleureuse. On regardait sur la scène ces hommes et ces femmes si proches de leur public, et on sentait brusquement s’envoler toutes les chouineries que l’on rapporte depuis quelques jours sur la pression touristique ou la tristesse des beautés perdues. On sentit même, dans cette incroyable joie partagée, s’envoler une partie des peines accumulées depuis la dépression du Covid, les amis et les rêves disparus. Je me suis dit alors que ça avait été une des chances de ma vie de rencontrer cette ville et ceux qui l’exagèrent, et je ne sais pas pourquoi, m’est revenue brusquement cette phrase de Raymond Queneau, que Sartre un jour interrogeait sur ce qu'il gardait de ses années de compagnonnage avec le Surréalisme : "Le sentiment d'avoir eu une jeunesse"...
Dans le quartier des Remedios, que l’on traverse pour se rendre à la féria, les habitants de la calle Asunción ont affiché à leurs balcons les paroles des refrains de sévillanes célèbres. Ils célèbrent ainsi le cinquantième anniversaire du déménagement de la féria dans leur quartier. Avant, elle se tenait au Prado de San Sebastian, en bordure du Parc de Maria Luisa. Les habitants des Remedios confirment ainsi l’indéfectible lien qui existe entre cette fête et les chants qu’elle continue de faire naître…
Au delà ces intemporels fondamentaux, la féria est aussi une machine économique, dont la ville toute entière attend cette année des retombées chiffrées aux alentours de 930 millions d’euros !... Et parce que la vie continue (?), le Diario de Sevilla a publié cette semaine une carte spéciale du campo de Féria avec l'emplacement des 25 défibrillateurs proposés en cas d'urgence. C'est sûrement une bonne nouvelle.
Quitter la ville pour la féria. Ça tombe bien – si l’on peut dire – car en ville, les dangers de chute n’ont pas totalement disparus. La cire accumulée sur le pavé des rues du centre pendant la Semaine Sainte au passage de 85 000 pénitents tous ou presque armés de cierges, n’est toujours pas complètement nettoyée. Elle a tendance, sous les hautes températures enregistrées, à fondre dangereusement et, chaque jour, les autorités sanitaires enregistrent cinq ou six accidents qui nécessitent le recours aux services d’urgence. Les autres, qui se débrouillent, on le les compte pas. Comme les deux auxquels j’ai assisté entre hier et ce matin. Ce grand gaillard en bermuda qui fit un soleil spectaculaire et bruyant, rue Pastor y Landero, lorsque sa trottinette s’est envolée sur un passage piéton. Et cette vieille dame, ce matin, qui marchait heureusement au bras de son petit-fils, et qui est partie en glissade devant le marché…
La cire et ses dangers est même devenue un thème électoral ! A moins d’un mois des municipales, chacun y va de la sienne. Le candidat du Partido Popular prétend qu’il suffit pourtant de dix jours pour nettoyer 95% de la cire ! Le socialiste répond qu’il faut bien quand même trois semaines (c’est lui qui dirige en ce moment la ville…), et le centriste promet que s’il arrive à la mairie, tout sera fait en sept jours. On a toujours tendance à désespérer du débat politique en France – à juste titre – mais de ce côté-là, il n’y a pas grand chose à attendre des mœurs espagnoles.
Menú del Día
Ça y est : on est entré en zone dangereuse. Près des trois-quarts des cuisiniers des restaurants du centre ville ont pris quelques jours de congés pour aller travailler dans les cassettes de la féria et se faire au black en une semaine ce qu’ils gagnent habituellement en un mois. Il y a donc, durant la semaine des farolillos, de nombreux établissements fermés. Mais il y en a aussi d’autres où les assiettes souffrent un peu d’être préparées par des remplaçants. Tout le monde n’a pas le banc du Stade Toulousain…
On se rassurera donc avec des valeurs sûres. Une des meilleures tables moyennes de Séville est installée sur la place piétonne en haut de la Cuesta del Rosario, en remontant depuis le Salvador. Le Tradevo est une adresse très connue des sévillans. Le décor est un peu faiblement quelconque, mais la carte est de très bon niveau. Tradevo est un mot (« il faudrait inventer un mot… ») créé à partir de Tradition et Évolution. Ça ressemble un peu à un slogan de Syndicat d’Initiative (« Ce joyau du passé résolument tourné vers l’avenir… ») mais en l’occurrence, ça se retrouve dans des plats inventifs et délicieux. On préconise les bâtons d’aubergines frits servis avec un salmorejo maison, ou le riz crémeux au ragoût de joues de porc. La terrasse le soir est délicieuse. Impossible sans réserver (par internet à www.tradevo.es)
Demain c'est dimanche. La loi nous oblige à prendre un jour de repos. Le corps aussi. Comme en plus, aux arènes, il sera question de tauromachie à cheval, et que nos étranges goûts ne vont pas jusque là, ce sera relâche...
A lundi soir.