La Plaza del Pan et ses nouveaux commerces

Journal de Séville, lundi 24 avril

Il faudrait inventer un mot. Un mot pour désigner un artiste qui, dans l'exercice de son art, vous bouleverse et vous aide à réfléchir, et qui dans la vie ordinaire ressemble à tout ce que vous détestez.

Ainsi de Morante de la Puebla, qui faisait cet après-midi son grand retour dans les arènes pour cette féria où il multiplie les contrats. Artiste fantasque et précieux, imbu de sa singularité et soucieux de son image, il est de ceux qui, dans l’arène, est capable de vous soulever l’âme. Sa tauromachie lente et fleurie est la plus expressive et la plus poétique de l’époque. Elle vous rend meilleur. Seulement voilà ! Dans la vie citoyenne, Morante est un enfoiré.

C’est un propagandiste et un soutien assidu du parti d’extrême-droite Vox, qui défend les idées les plus rances sur les femmes et sur les étrangers. Comment est-ce possible ? Comment peut-on s’engager devant un toro en donnant de telles leçons de liberté et d’intelligence, et défendre ailleurs les ennemis de la liberté et de l’intelligence ? Un peu comme si on apprenait qu’Antoine Dupont ne mange que des graines en suçant la langue du Dalaï-lama…

Je bataille depuis quelques années avec ce mystère. J’ai passé deux saisons à sortir des arènes quand c’était son tour, pour ne pas le voir toréer : je refusais qu’un type pareil me rende heureux... Mais évidemment, Morante est aussi un homme étrange, dont on peut se demander s'il s'intéresse vraiment à ce qu'on pense de lui. La semaine dernière, à Séville, lors de la  présentation officielle, au siège d'une banque sponsor, d’un livre qui lui est consacré (gros livre de photos convenues, 75 euros, aucun intérêt...) Morante était là, écoutant discrètement les hommages, ces discours convenus fabriqués par des courtisans en assemblant des mots de plastique dont la bourgeoisie sévillane raffole. Assez rapidement, on se rendit compte qu’il n'avait lu aucun des textes du livre qui lui est consacré. La modératrice lui pose la question. Il hésite, et dit avec malice : « Non, aucun… Mais j’ai cru comprendre qu'ils disent tous du bien de moi ?... »

Le Roi... et le roi

Le Roi... et le roi

Ainsi un jour l’on interrogeait Curro Romero sur la légende qui l’entoure encore aujourd’hui, tant d’années après sa retraite, alors qu’il a, tout au long de sa carrière, passé plus d’après-midi de scandales que de triomphes. Et il avait répondu à voix basse : « Oui, il a dû se passer quelque chose… »

La grande affaire de Morante, c’est sa façon de faire différemment ce que tout le monde fait. Un artiste, un vrai, ne reproduit pas ce qu’ont créé les artistes qui l’ont précédé. Ils ouvrent de nouvelles fenêtres sur le monde. Ceux-là ne devraient pas avoir le droit de mal penser.

Toréer différemment, chez lui, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il conviendra d’abord de se mettre d’accord sur une chose : toréer, comme peindre ou imaginer une mélodie, c’est raconter une histoire. Et c’est dans la langue que l’on créé pour la raconter que va se nicher la beauté ou la médiocrité de l’histoire. Pour Morante, ça veut dire que, le plus souvent, pour ce poème qu’il trace sur le sable, il emploie des formules, des images ou des comparaisons auxquelles on n’est pas habitués. Que parfois, surgit un trope, une antonomase, un mot étrange, un geste neuf. Comme ces conférenciers qui ont fait le pari, avec un ami dans le public, de glisser un mot mystérieux, sans rapport évident avec le sujet traité. Tout d’un coup, surgit « nitescence » pour l’éclat d’un verre, ou « petrichor », pour dire cette odeur profonde que prend la terre après la pluie… Les gens se regardent, et un seul dans l’assistance reste immobile, un léger sourire aux lèvres. L’addition du repas, ce soir, c’est pour lui…

La tauromachie de Morante, c’est exactement ça : un rapport au passé, aux choses enfuies, une exigence d’originalité avec équilibre. Et il est le seul ces jours-ci à savoir hisser sa langue à ce niveau.

Qu’il se serve par ailleurs de la vraie pour réciter le catéchisme de la haine et de l’exclusion, c’est injuste et désolant. C’est tout ce qu’on voulait dire.

Luis Cernuda

Dans une minuscule rue du quartier de Santa Cruz, on croise cette céramique commémorative, sur les murs d’une maison anonyme. Voici quatre-vingt sept ans tout juste jour pour jour, en avril de 1936, paraissait à Madrid La réalité et le désir, un livre de Luis Cernuda. Ce jour-là, un grand banquet réunit entre autres autour de lui, dans un café de la calle Botoneras, Rafael Alberti, Pablo Neruda, José Bergamin, Pedro Salinas, María Teresa León et Federico Garcia Lorca, qui prononça le discours apéritif. La réalité et le désir réunit six de ses principaux recueils poétiques.

Diré cómo nacisteis, placeres prohibidos / Como nace un deseo sobre torres de espanto,
Amenazadores barrotes, hiel descolorida / Noche petrificada a fuerza de puños,
Ante todos, incluso el más rebelde / Apto solamente en la vida sin muros.

Je dirai comment vous naissez, plaisirs interdits…

Luis Cernuda

Luis Cernuda

Les nuits de Séville pendant la féria… Il faut savoir profiter de cette chose rare : une ville douce, calme, où l’on trouve sans trop de problèmes une table en terrasse, pour peu qu’on la cherche dans les bons endroits… Séville pendant la féria présente un visage différent. Toute la ville ou presque part retrouver sa foule et ses miroirs sur le campo de féria, où l’on se bouscule de jour comme de nuit. Pendant ce temps, dans le centre, on se délecte des rues désertes où les grillons reprennent ça et là leur place, d’une autre lenteur et de la préoccupante douceur de cette fin d’avril…

À 22 heures, au-dessus de l’église du Salvador, on s’émerveille sur ce croissant de lune, par dessus les toits, avec juste en dessous comme une ponctuation lumineuse, une étoile brillante. En rentrant, beaucoup plus tard dans la nuit, je découvre un post Facebook du génial dessinateur Matt Konture. Il vit du côté des Cévennes, et il publie cette photo avec ce commentaire : « C’est quoi comme grosse étoile pile sous la lune ? »… Manifestement, il a posté ça à 22 heures. Sous sa photo, les commentaires hésitent entre Vénus et Mercure.

(photo Matt Konture)

(photo Matt Konture)

 

Sixième corrida de la Féria, six toros de Hermanos García Jiménez et Olga Jiménez (le premier changé pour un sobrero de Olga Jiménez) pour

Morante de la Puebla, macaron au salmorejo et passementeries blanches. A son premier toro, forte pétition d’oreille, refusée par la Présidence, qui reçoit une énorme bronca et un inhabituel geste de mauvaise humeur du toréro ; au quatrième, une oreille vint, sous la menace du public, récompenser une faena moins accomplie.
Alejandro Talavante, blanc et or, silence et silence
Emilio de Justo, nazanero de Los Javieres et or, deux oreilles et saluts
Morante perd une oreille par la faute du Président, Talavante de son épée.
Emilio de Justo, qui a définitivement trouvé le son, à mis la Maestranza dans sa poche.
Les toros de la famille Jiménez étaient d’une noblesse sérieuse, et d’un entrain soutenu. Parfois de jarrets hésitants, mais presque tous sur le coup. Quel beau moment nous passâmes !
No hay billete, 34 degrés, ça brasse du côté des éventails.
José Antonio Morante de la Puebla (photo Maurice Behro)

José Antonio Morante de la Puebla (photo Maurice Behro)

 

Menú del Día

Sur la Plaza del Pan, la pression touristique a chassé, petit à petit, les grandes vitrines de costumes de communiants ou d’objets liturgiques pour les remplacer par des restaurants aux vastes et claires salles. Algo se muere en el alma

Dans un coin très discret de la place, le charmant bar Europa résiste encore. Il n’ouvre qu’à 12h30. C’est précisément à cette heure-là, en toute fin de matinée, quand c’est l’heure de la tapa de midi, celle qui vous permet de tenir jusqu’au repas de 14h30, qu’il faut s’installer dans la jolie salle, fraîche et agréable. Surtout pas sur la terrasse, au milieu de la place, qui ne présente aucun intérêt, et ne préserve de rien. On goûtera le très rafraîchissant et délicieux Ajo blanco con uva, les croquettes de jambon ou le lomo de bacalao au pistou de citrouille…

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