cassette touristes

Journal de Séville, mardi 25 avril

Il faudrait inventer un mot pour ça. Pour le désir intéressé. Même si en cherchant bien, ça ne me parait pas impossible qu’il existe déjà… Tout le monde sait que la Féria de Séville fonctionne sur le principe de cassettes privées, montées par des associations ou des groupes d’amis, qui ne sont ouvertes qu’à leurs membres et à leurs invités. C’est comme ça depuis que la foire aux bestiaux de 1846 s’est transformée en célébration rituelle du génie sévillan. C’est le paradoxe de cette fête que les touristes viennent du monde entier pour contempler, et dans laquelle ils ne sont pas admis. Ça donne de longues vaines promenades entre les cassettes, où des villégiateurs légèrement frustrés essayent d’apercevoir ce qui se passe à l’intérieur… C’est comme ça, c’est le principe des fêtes auxquelles on n’est pas invité ! Ce matin, près des arènes, j’ai croisé la conversation d’un groupe de français, en famille, qui commentaient leur déception de la veille. « Ça m’a rappelé la fête de la bière à Munich ! » disait le père. Sûrement la température…

Pris dans cette contradiction du désir infini pour des touristes et leurs retombées économiques, et les fondamentaux de leur fête iconique, les autorités municipales de Séville ont eu une idée tout à fait géniale : la cassette de la Mairie - une de la poignée de cassettes, celles d’officines publiques, à être ouvertes à tous - a été rebaptisée « cassette des touristes » et tout y a été organisé pour les accueillir. Pour « vivre la fête de l’intérieur », il suffit de s’inscrire sur internet, de réserver un repas - entre 75 et 135 euros - et on est sûr, mais pour une durée maximale de deux heures (après il faut débarrasser le plancher), de partager l’ambiance musicale et festive tipical spanish entertainment. Tout est garanti, sauf ce qui fait la spécificité de la fête sévillane : les surprises, le temps rallongé, le rabâchage, les conversations irréelles, le bout de la nuit. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, on n’est pas tout à fait sûrs qu’ils l’aient fait exprès. Mais ça y ressemble. Comme à Munich…

jambon découpe

Et cet homme grand aux gestes lents, les cheveux lissés en arrière, la blouse blanche fatiguée et pas nette, le teint blafard et triste, qui coupe inlassablement le jambon dans un poste du marché d’Encarnación... ça fait combien de temps, combien d'années au fond, que je le vois là, en toute saison, quand le marché est calme ou au contraire, dans les moments de foule et de presse, juste avant les fêtes, à Noël ou pour les Rois Mages, quand on prépare un repas soigné pour recevoir les amis et qu’on se fend d’une bonne planche de jambon pata negra. « Y de lo bueno, hé ! » Les vieilles dames font la queue, interminablement, pendant qu’il tranche, petit bout par petit bout, la précieuse gourmandise. Il pose les morceaux un à un sur un carton et quand il en vérifie le poids – une seule fois – on peut être sûr qu’à 10 grammes près, on est pile sur la quantité qu’on lui avait commandé. Je ne l’ai jamais vu sourire. Autour de lui, ses compagnons d’étal rigolent et blaguent comme tout le monde dans ce marché populaire dédié à la table et à ses plaisirs. Lui tranche son jambon, vérifie le poids, jette un coup d’œil aux autres, le temps de reposer son poignet, puis recommence. Un jour, il y a très longtemps, je me souviens lui avoir demandé s’il ne lui arrivait pas la nuit de rêver à ses jambons et à ses couteaux. Il m’avait regardé, très surpris, puis en hochant lentement la tête, il avait juste laissé tomber : « Oui… ça m’arrive… ça m’arrive. »

Ce matin, curieusement, il n’y avait pas grand monde dans les allées du marché. Les effets de la féria, une fois de plus. Je lui ai dit : « Dis moi, depuis combien de temps je te vois ici, couper du jambon ? Combien d’années ? » Il s’est arrêté, a levé son couteau en l’air et m’a répondu comme s’il attendait depuis longtemps qu’on lui pose la question. « Ici ? A cette place, depuis que le marché a ouvert ?... mais avant aussi, quand on était là-bas… » Et il a fait un geste avec le couteau par-dessus son épaule gauche, vers le coin de la place, où se nichait jadis et pendant des lustres un marché étroit, noir et fermé. « Je vais te le dire... j’ai commencé à couper du jambon, j’avais 16 ans. J’en ai 49, calcule… Mais c’est ça aussi mon problème. Je n’ai jamais appris à faire autre chose ! Ça fait trente-trois ans… et combien il me reste jusqu’à la retraite ? Je vais être obligé de continuer ça ?... » Il a baissé ses yeux sur le jambon, et il s’est remis à couper. Sa tristesse était elle aussi à couper au couteau. Je lui dit : « En tous les cas, bravo ! Tu es un artiste… » Et je me suis senti très très con.

 

phalangistes

C’est la photo d’un homme d’une trentaine d’années, un grand costaud aux cheveux courts. Une paire de lunettes de soleil dissimule son regard. Il a la bouche grande ouverte, il hurle. Il a aussi le bras droit levé, la main ouverte qui se dresse pour un salut nazi très décidé. Sa main gauche, elle, est crispée sur le coin d’une banderole qu’essaye de lui arracher un policier de l’UIP, une section spéciale de la police anti-émeute de Madrid. C’était hier, aux abords du cimetière de San Isidro, à l’arrivée du corbillard qui transportait les restes de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange.

Le matin même, à 6 heures, les travaux d’exhumation de son cercueil avaient commencé dans la basilique du Valle de Los Caídos. On continue d’appeler ainsi, par facilité, ce monument délirant construit après-guerre par la volonté de Franco et la force de travail des prisonniers républicains et anarchistes pour célébrer la victoire du camp nationaliste et la mémoire de ses seules victimes, mais il a été récemment débaptisé. Il s’appelle désormais El Valle de Cuelgamuros. La loi de la mémoire démocratique, voulue et votée par les socialistes, prévoit que cet endroit, confisqué par les franquistes et leurs descendants, doit devenir un lieu de mémoire pour toutes les victimes de la guerre civile, et que les responsables des putschistes de 36 ne pouvaient pas y trouver de sépulture. Ainsi, le général Franco, qui était enterré là depuis sa mort, en fut délogé en 2019 au milieu d’un impressionnant tumulte médiatique et politique. Restait Primo de Rivera, l’idéologue et l’inspirateur du totalitarisme franquiste. Hier, c’est plus discrètement qu’il a quitté les lieux, pour rejoindre un cimetière madrilène où l’attendait des jeunes gens en colère qui, quatre-vingt sept ans après sa mort, continuent de défendre son idéal fasciste.

 

Mon amie Elena m’envoie depuis sa cassette de la Féria - où elle semble habiter depuis samedi dernier - une vidéo de la chanson Grandola villa morena, qui servit de signal, à la radio portugaise, au déclenchement de la révolution des œillets. C’était le 25 avril 1974. L’an prochain, ça fera cinquante ans…
Un peu partout, au Portugal, on fête l'anniversaire de cette libération. Les jeunesses d'Europe ne se ressemblent pas toutes.
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Pour boire un café le matin (le café est très bon), penser au bar Los Dardos, plaza del Pozo Santo et à sa terrasse ombragée. Le Puits Saint a disparu de cette petite place piétonne située non loin de Campana, et le lieu, à l’ombre le matin, est bien agréable, malgré parfois le ballet des camionnettes de livraison. On aime la vie de quartier qui s’y croise, avec par exemple les vieilles dames de l'Ehpad voisin, agacées par les clients qui s'aventurent jusqu'ici, et qui vous foutent exprès des coups de déambulateurs dans la chaise pour passer.

 

La force de la culture sévillane, c’est de tout savoir absorber, digérer et transformer sans rien perdre de sa distance. Sans lâcher le volant. Un exemple ? Ce restaurant japonais, calle Féria. Où tout est dit…

hermandad del Sushi

 

septième corrida du cycle férial, six toros de Garcigrande pour
Julián López El Juli, bleu très pâle et passementeries noires, silence et silence
Alejandro Talavante, tomate andine cornue et or, saluts et une oreille
Tomás Rufo, laurier en stress hydrique et passementeries blanches, saluts et
Il faut parfois choisir ses inconvénients. La faiblesse et le manque de race des toros, ou la conversation incessante et bruyante des voisins, qui arrivent de la Féria au dernier moment avec deux grammes de rebujito dans le sang, le visage rouge et la cravate tordue. Les gradins des farolillos manquent parfois singulièrement de grâce. Aujourd'hui, on eut droit aux deux...
Le seul toro pour briller fut le cinquième, tombé dans le gant noir de Talavante. Ce garçon est capable, lorsqu’il arme une naturelle lente et profonde, de suspendre une arène. Alors pourquoi s’escrime-t-il en fin de séries dans des vols de cape par le dos, dont seul Morante peut sortir à son avantage ? Il faut une lourdeur non feinte du corps, réelle, arrimée au sol, pour prétendre à une telle légèreté…
Alejandro Talavante (photo Maurice Behro)

Alejandro Talavante (photo Maurice Behro)

 

 

Menú del Día

Tout change, donc. Et rien n’est plus comme avant. Sur la délicieuse Place San Lorenzo, où se trouvent les deux églises du Gran Poder et de la Soledad, il y avait un bar très populaire et très couru où, jusqu’à tard le soir on pouvait, au milieu des cris des enfants et des embouteillages de poussettes, déguster bière fraîche et tapas du jour. Terminé. A la place, les tables du Sardinero, repris par un grand groupe hôtelier, sont rangées de façon beaucoup moins anarchique, et l’intérieur de l’établissement, entièrement refait à neuf, ressemble à ce que l’Europe des cafés-restaurant propose un peu partout. C’est dommage. Mais la place a toujours ce charme irremplaçable lorsque, assis sur la terrasse, vous tournez la tête à droite vers le Temple du Gran Poder, ou à gauche vers l’azulejo d’hommage à El Pali, un des plus grands chanteurs de flamenco que Séville ait connu. Gnocchis de fromage et de betterave, sardines grillées au tartare de tomates, cornet de calamars frits, croquettes ou riz variés, les fondamentaux de la cuisine andalouse sont là, traités avec une certaine classe…

Sardinero