Donana eau

Journal de Séville, mercredi 26 avril

 

On ne va pas se le cacher, il s'est passé quelque chose.

Mais faisons encore comme si c'était une journée normale qui s'achevait...

 

Le kiosque à journaux est fermé. On est mercredi. Je pensais que les vacances de Féria ne commençaient que ce soir. Fermé. Il faudrait inventer un mot pour dire cette minuscule dépression qui vous prend à la vue de ces volets clos, de cette toile de store rabattue. On sait que les points de vente de presse se font rares à Séville, et on n’a pas besoin, si tôt, d’une épreuve supplémentaire. Koh-Lanta en ville. Bon, ne laissons pas exagérément courir le suspense : on a trouvé. Et pas trop loin. Assez vite pour prendre connaissance sans tarder d’un article glaçant sur le vingt-cinquième anniversaire de la catastrophe de Doñana. Au moment où l’on parle des dangers que font peser sur le grand parc naturel du delta du Guadalquivir les projets de la droite et de l’extrême-droite, le rappel de ce qui s’est passé en 1998 est précieux. Surtout quand on s’intéresse à la mine d’or de Salsigne, dans l’Aude, et à la catastrophe environnementale qu’a provoqué son exploitation pendant près d’un siècle.

Dans la matinée du 25 avril 1998, alors qu’à Séville la féria bat son plein, le mur de soutènement d’un énorme bassin de liquides toxiques rejetés par l’exploitation de la mine d’Aznalcóllar cède, et deux millions de mètres cube d’eaux acides, bourrées d’arsenic, de mercure, de cadmium et d’autres métaux lourds se déversent dans la rivière Guadiamar et dévalent vers la mer, plus de soixante kilomètres en aval. L’alerte est donnée. L’intervention des riziculteurs du delta, prévenus par les autorités, et qui dressèrent en catastrophe, à coups de tracteurs, un barrage de terre et de pierres de plusieurs mètres de haut, put légèrement limiter les dégâts. Mais le mal était fait. En amont, 4634 hectares de terres agricoles furent gravement infectés. Dans les premières vingt-quatre heures, sur soixante kilomètres de rivière, les poissons meurent par milliers en essayant de sauter hors d’une eau dont le PH était similaire à celui du liquide d’une batterie de voiture…

Il faudra quinze ans pour que la nature oublie à peu près, et que la plus grande réserve d’oiseaux et d’animaux sauvages d’Europe retrouve son équilibre écologique. La catastrophe aura coûté des millions d’euros aux pouvoirs publics. Pour l’instant, vingt-cinq ans jour pour jour plus tard, le procès contre la firme suédoise Boliden Apirsa, propriétaire de la mine, n’a toujours pas eu lieu…

La digue d’Aznalcóllar après sa rupture, le 25 avril 1998

La digue d’Aznalcóllar après sa rupture, le 25 avril 1998

 

La ruelle est pleine d’ombre. Il est neuf heures du matin, il fait presque frais - 25 degrés déjà ! - et une voiture passe doucement, en chouinant sur l’asphalte ciré. Devant le discret portail de leur congrégation, un petit groupe de quatre ou cinq bonnes sœurs entoure un agent de l’entreprise de nettoyage urbain Lipasam dans sa combinaison orange butane. Sa camionnette officielle est rangée en face, à cheval sur le trottoir. Il a la main posée sur un container à poubelle neuf, et il en fait l’éloge aux moniales, toutes oreilles, qui essayent de retenir la leçon. « Le couvercle ferme avec une clé que je vais vous donner… Comme ça, vous êtes les seules à pouvoir vous en servir. » Une des bonnes sœurs, celle qui, allez savoir pourquoi, semble naturellement exercer un magistère sur les autres, répond : « Oui, mais c’est pas ça qui empêchera qu’on nous la vole comme l’autre !… » Le technicien de surfaces publiques a un geste d’impuissance, et répond patiemment : « Non, mais je vous l’ai dit : l’autre, je vais vous la retrouver… » Et toutes de hocher la tête, lentement, les regards rivés sur le couvercle de la poubelle neuve, comme sur un rutilant tabernacle.

 

Barrabas Iscariote

Sur la place du musée des Beaux-Arts (où au passage, ils m’ont bousillé la salle des Murillo et surtout du formidable Christ de Zurbaran en empêchant tout recul par l’installation d’un faux plafond destiné à mieux voir le plafond !) deux bars se font face, au coin de deux rues. L’un s’appelle Iscariote, l’autre Barrabas !… On ne sait pas si c’est le même patron qui les a ainsi baptisés. On imagine que, dans une rue derrière, il a sûrement ouvert un salon de massage à l’enseigne de Marie-Madeleine. Mais on n’a pas vérifié…

Au cœur de cette semaine des farolillos, de mercredi à samedi prochain, la concentration de français sur les gradins de la Maestranza est impressionnante. Et la correspondance des vacances scolaires d’Occitanie et d’Ile-de-France n’est pas sans en rajouter une certaine couche. Il serait intéressant de savoir ce que, économiquement, les français apportent en terme d’achat de places. Il suffirait de se rapprocher de l’empressa pour avoir un ordre d’idée, mais on a la flemme… Au bout d'un moment, l'investigation, ça use. La seule chose qui est sûre, c’est que l’amabilité avec laquelle les journalistes français sont reçus doit bien être le signe de quelque chose. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas : comme on peut l’imaginer, lorsque le 11 février 1810, Pepe Botella et le Maréchal Soult entrent dans Séville à la tête des troupes napoléoniennes, la popularité des français n’est pas à son apogée. Ils resteront trente et un mois dans la capitale andalouse, jusqu’à la mi-août de 1812. Pendant cette douloureuse occupation napoléonienne, les corridas de toros continuent de se donner dans les arènes de la Maestranza. Au mois d’août de 1810, on y célèbre huit corridas, plus quelques unes en septembre et en octobre, même si aucune des vedettes de l’époque n’accepte d’y participer. Pareil pour l’année suivante. Pendant ce temps, certains caballeros maestrantes s’engagent dans la résistance, et participent à de nombreuses batailles dans la province et au-delà. Leurs biens sont alors confisqués, et leurs familles obligées de quitter la ville. L’incident le plus grave eut lieu lorsque le gouverneur français de Séville, le général Darricau, voulut forcer les maestrantes à financer l’entretien de l’arène pour que les français y donnent de nouvelles corridas. Il inventa un préjudice qu’aurait soi-disant subi un précieux carrosse français conservé dans les garages de l’arène pour demander un dédommagement pharamineux. « Il a tout rayé ma bagnole !... » Un truc un peu minable, pour récupérer un maximum d’argent. Et comme les maestrantes refusaient la grosse ficelle, les français s’attribuèrent sans négociation quelques maisons et dépendances tout autour des arènes. Des manières de voyous. A l’été de 1812, lord Wellington, en battant les troupes de Napoléon dans les monts Arapiles, près de Salamanque, mit un terme aux aises tricolores dans toute la péninsule. A Séville, en faisant leurs valises, les généraux français raflèrent au passage quelques toiles de maitres qu’ils ramenèrent avec eux jusqu’au musée du Louvre. Elles y sont toujours…

La Purísima, de Bartolomé Esteban Murillo, volée à Séville en 1812, et conservée encore aujourd'hui au Musée du Louvre

La Purísima, de Bartolomé Esteban Murillo, volée à Séville en 1812, et conservée encore aujourd'hui au Musée du Louvre

Ça fait un petit moment déjà que l'on sait que lorsqu'il y a un temple, les marchands ne sont pas loin. On en a aujourd’hui une bonne illustration place du Salvador, où trône le temple du Divin Sauveur – le Salvador donc pour tout le monde ici – la plus grande église de la ville après la cathédrale. Comme beaucoup de lieux de culte chrétien sévillan, elle a été bâtie sur l’emplacement d’une grande mosquée, Ibn Adabbas, la première d’importance construite dans la ville en l’an 830. En 1674, elle était dans un état pitoyable, et on la reconstruisit entièrement, en effaçant toutes les traces d’islam qui restaient encore. Le seul vestige de l’ancienne mosquée, c’est le patio de los naranjos, le jardin des orangers, auquel on accède sur le côté de l’édifice, par la petite calle Cordoba.

Les touristes sont nombreux à visiter la magnifique triple nef et ses volumes impressionnants, ainsi que les quatorze retables qui couvrent le chevet et les deux murs latéraux. Du monde, donc, du trafic. En conséquence de quoi, et les soutanes étant toujours dotées de poches, les responsables religieux ont carrément ouvert, dans l’entrée de l’édifice, un stand de souvenirs divers, médailles et guides, bouteilles d’eau, friandises et cartes postales, qui font rentrer la monnaie. Il disait quoi, déjà, le Divin Sauveur ? « Il chassa tous ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple ; il renversa les tables des changeurs, et les sièges des vendeurs de pigeons. Et il leur dit, il est écrit : Ma maison sera appelée une maison de prière. Mais vous, vous en faites une caverne de voleurs. »

Salvador_marchands PL

Salvador Marchands GP

 

 

Huitième corrida de la Féria d’avril, six toros de Domingo Hernández pour

Morante de la Puebla, stabylo bleu et fils noirs, saluts et deux oreilles et la queue

Diego Urdiales, Porte du Prince et or, silence et ovation

Juan Ortega, ovation et silence

Morante de la Puebla ouvre la corrida : une longue série de passes à la cape, creusées et rondes comme des vagues d’automne, régulières et douces sur le sable brun. On aurait pu s’arrêter là. L’harmonie audacieuse entre la force brute de l’animal et les gestes apaisés de l’homme, entre le bleu du costume et le vert tendre de la cape, tout était parfait.

On aurait pu s’arrêter là, mais on aurait raté la suite.

D’abord les extraordinaires défis, à la cape, toute l’après-midi, entre Morante et Juan Ortega, puis Diego Urdiales, tous lenteur contre lenteur, souffle retenu, gestes abandonnés. Et on repensait à Curro Romero, dont le grand regret, dans toute sa carrière, c’est qu’on ne l’ait jamais autorisé à toréer tout un toro, du début à la fin, uniquement avec la cape.

Mais on aurait surtout raté une des plus belles faenas qu’on a pu voir dans toute sa vie, une émotion comparable à certains moments de la corrida de José Tomas à Nîmes !... On aurait donc raté cette chose étrange qui fait brusquement monter les larmes aux yeux : la tauromachie parfaite de Morante à son second toro. Quelque chose d’indescriptible, d’unique comme la joie profonde. L’émotion qui monte et qui explose, les gradins en folie, les vieux journalistes andalous, revenus de toutes les guerres, qui tombent en pleurant dans les bras les uns des autres.

C’est la première fois depuis cinquante deux ans qu’on n’avait pas vu couper de queue dans les arènes de Séville.

(photo Morante de la Puebla)

(photo Maurice Behro)

Et puis tout à coup, au coin de la rue des Saintes Patronnes, un cortège de folie surgit...

Morante a hombros 1

morante a hombros 2

 

 

Menú del Día

Restons dans les alentours napoléoniens : sur la place de la Gavidia, injustement ignorée des flâneurs, trône la statue d’un héros, le capitaine Luis Daoíz y Torres, figure de la guerre d’indépendance qui participa au soulèvement du peuple de Madrid contre les français, le 2 mai 1808. Le Dos de Mayo est justement, dans le coin de la place ou naquit le fameux capitaine, le nom d’un des meilleurs bars à tapas de Séville. La terrasse, sur cette tranquille place piétonne, est délicieuse aux crépuscules. Seul inconvénient, on ne peut pas réserver de table. Il faut donc tirer au sort un mousse débutant qui viendra s’installer avant que le flot des dineurs n’arrive. La carte est riche de tous les fondamentaux andalous. On préconisera le délicieux coktail tropical con langostinas, les croquettes de jambon ou la carrillada de merluza y gambas al ajillo

(photo client mystère)

(photo client mystère)